NICOLAS BOKOV: LE GEANT HUMBLE

Je n’ai jamais éprouvé le besoin de sentir le parfum de la madeleine pour reconvoquer les ombres du passé. Un tri drastique m’a permis de faire le vide, le grand nettoyage du printemps en toute saison et d’éloigner toutes les personnes toxiques qui auraient eu raison de mon impatience. Et de ne garder que des amis chers, des frères spirituels de toute condition et de toute origine.
Dans les moments propices, quand le marché du travail m’a laissé quelques forces un café très serré, à la douce amertume et la promesse de la compagnie apaisante de ma petite famille me suffisent. Et je reste à l’affût des signes qui ont jalonné ma destinée. Avant hier , à l’heure où la nuit se fait d’encre, en me montant un café brûlant et en me promettant une insomnie maison, mon épouse me demanda à brûle-pourpoint:
” Au fait  as-tu des nouvelles de ton ami Bokov?
Penaud, je fus contraint d’avouer que depuis notre retour, j’y avais souvent songé sans mener la démarche à terme. j’avais changé de numéro de téléphone si souvent que j’étais  devenu presque fantomatique pour les proches qui devaient me joindre en urgence. Et beaucoup avaient renoncé. Je me rabats sur le net en espérant que son blog soit resté debout et qu’une adresse numérique valide me permettrait de faire un coucou numérique. Bingo! A ma question : “cette adresse est-elle encore valide?“, je reçois 5 heures plus tard une réponse laconique qui dépeint le personnage plus qu’aucun panégyrique ne saurait le faire:
“Bien sur mon ami K….Et bonne année!
Je serai toujours en retard d’une marque de politesse sur Nicolas Bokov.
Homme d’une œuvre et d’un destin qui a fait de sa vie un roman,traduit dans plusieurs langues, Nicolas est l’homme le plus simple et le plus humble que la terre ait jamais porté. Dissident de la première heure, il a dû quitter son Moscou natal car le régime ne lui laissait que deux alternatives: le goulag ou
l’hôpital psychiatrique. Il a choisi l’exil et de devenir apatride. Son couple a explosé; sa femme compositrice est allée vers d’autres aventures et sa seule fille, Marie souffre d’un handicap si lourd qu’il évoque le martyre. Et pourtant, je n’ai jamais entendu Bokov se plaindre. Il nous a souvent reçu dans sa minuscule chambre de la rue Bonnot avec l’élégance d’un grand chambellan de cours royale. Notre amitié fraternité remonte à 2002 quand il était écrivain
résident dans la Villa du Mont Noir ( maison natale de Marguerite
Yourcenar). Je m’y étais rendu pour rendre visite à mon ‘pays’ Abdelkader Djemai. Kader, cabotin facétieux s’en est allé et Bokov est resté. La seule
fois où il m’a montré du courroux reste mémorable. J’avais commis le plus impair qui soit en l’appelant ‘Tavaritch Nicholei’!

Avec sa permission, je vous fais découvrir ce texte que je ne  connaissais pas et qui dépeint ces lieux enchanteurs et cette période.
Bonne lecture.

Trois regards sur la plaine. (par Nicolas Bokov)

Presque suspendu dans les airs, comme un oiseau: du haut de la colline regarder la plaine qui s’échappe au loin, rejoint l’horizon. Où se dressent, immobiles, les crêtes d’une brume bleutée. Leur répétition, leur impassibilité invitent à faire une pause. Tout comme les répétitions tant aimées de la sonate de Frank. (Oh, leur amertume et leur douceur.) Répétées avec l’insistance de l’admiration.
La porte est ouverte sur la terrasse, un courant d’air frais vient baigner mon visage. Le bleu de la brume figée au dessus de la plaine se fait de plus en plus transparent. On voit maintenant le contour des maisons, de la flèche de l’église,
dans le village là-bas. Les yeux me piquent. Mes cils retiennent encore les gouttes, infiniment lourdes d’humidité. Un signe de plénitude, et non de tristesse. Submergé par l’indicible. Après les élans, les tentatives de supplications-regarder soudain droit devant soi, et voir que l’espace est depuis longtemps ouvert- et à l’œil et à la main que l’on agite en l’air. Au battement d’aile de l’oiseau inconnu s’envolant vers le ciel, comme effrayé par une note trop aiguë du piano. La pelouse, sous la terrasse, est toute brillante d’herbe printanière. Au dessus d’elle flotte la masse blanche et rose des pommiers en fleur. le tapis violet bleu des jacinthes s’étale à la rencontre d’une visiteuse matinale. Celle-ci pose la main sur une branche de pommier qu’elle tire vers son visage, et respire longuement l’odeur des fleurs, avec un plaisir évident. (j’aurais fait la même chose.) Le terrain vallonné l’empêche de voir le visiteur qui avance sur le sentier, un livre à la main. Il lit et marche lentement, ne se fiant pas à la surface d’ailleurs parfaitement lisse du chemin. De la terrasse, je les vois tous les deux. Tous deux surgis, sans aucun doute des pages de Yourcenar, que je lis la nuit, étonné et ravi du titre ” Quoi? l’Éternité.”L’auteur était aussi la maîtresse des lieux et de la maison, qui laissait glisser son regard sur cette plaine, il y a vingt ans. Le soleil repousse toujours plus loin l’horizon…..Le silo à grains. Le château  d’eau.. Tout y est comme dans la vie. Vous savez, c’est ça la vie: de l’eau et du pain et le travail dans les galeries souterraines, le dos courbé, le visage rongé par la sueur.
Bokov, à la gentillesse incurable, samouraï russe s’étant défait de cette peau soviétique honnie comme un serpent abandonne la sienne à l’époque de la mue; mais qui n’en trouve aucune de rechange. Trop pur, trop radical dans la bonté! Les apparatchiks et les tortionnaires brassent des milliards et achètent les clubs de foot et les consciences et même…un certain réfugié fiscal du nom de Depardieu!

5 thoughts on “NICOLAS BOKOV: LE GEANT HUMBLE

  1. Bonsoir Smiley.
    Avoir une Culture fortement imprégné par une maitrise intellectuelle et heuristique de courants spirituels, voir de la « foi » avec une attitude dévouée. C’est vraiment ! Exceptionnel ! remarquable !

    C’est vraiment un intellectuel « orwellien » pas seulement par la marque de ses engagements mais aussi par la source de son expérience perso. Il est très « rare » d’en entendre parler d’auteurs comme lui. Et dire que les espèces rares sont souvent protégées !
    Pour être le dépositaire d’une confidence. Permettez-moi cher Smiley de vous rappeler que dans l’Antiquité, le mot « style » désignait cet outil qui servait à écrire qui est à notre époque appelé « stylo ». Il y a donc quelque chose d’émouvant, des siècles après, à reconnaître dans cet objet le stylo qui veut arriver aujourd’hui à écrire avec un « style télégraphique ». C’est à dire aller d’emblée à l’essentiel, en évitant les digressions.
    Ce « orwellien », n’a pas le temps d’écrire des phrases longues(même avec un clavier) .Pour lui c’est la tête qui marche, le stylo n’a qu’à suivre le style ! Réduisant ainsi au minimum indispensable à la compréhension .Encore et toujours de la spiritualité avant le matérialisme ! Un signal fort. Très fort ce Russe.

  2. Salam Si Karim

    Je suis ravi d’avoir fait découvrir un auteur et un personnage hors normes. Je peux vous assurer qu’il a pris connaissance de ce petit hommage sur notre site, et s’est déclaré surpris de la liberté de ton des contributions et de leur qualité.
    C’est pour cela que je plaide pour que tous y soient associés au-delà des visions du monde et sans ostracisme.Tous les chemins sont faits de petits cailloux semés au fil du Temps.
    Je peux vous rapporter cette anecdote:
    Au cours d’une longue baladade (pendant la gestation de La Conversion) Bokov m’a entretenu de son expérience de déclassé ou naufragé qui m’a fait penser à ‘IN and OUt in Paris and London’ de George Orwell. Sauf que pour ce dernier,la démarche était volontaire au départ.
    Orwell, par rigueur intellectuelle ne se sentait habilité à parler de la pauvreté sans la vivre de l’intérieur et s’était délesté de son argent et de son passeport pour plonger dans les univers des déclassés des deux grandes capitales dont on ne montrait que les ‘lumières de la ville’. Il lui en sera resté une tuberculose qui hâtera sa fin.
    J’avais offert ce livre à Bokov , depuis longtemps en rupture de stock et lui m’a en retour conté par le menu comment il avait écrit ‘Conversion’ avec ses pieds en se rendant à El Qods à pied. Son passage à Ephèse semble l’avoir particulièrement marqué et il m’assure y avoir vu des choses qui, racontées à autrui sans précaution, le classeraient dans la catégorie des Illuminés.
    Le terrible système de régimentation de la Pensée soviétique ne l’a ‘ épargné’ que parce que sa mère était membre du conseil scientifique d’état et une scientifique de rang mondial; mais Nicolas n’a jamais cessé de prôner la prééminence de l’esprit sur la matière et le droit naturel à la liberté.Naturellement rebelle à l’injustice.
    Quand à l’élégance de ses manières qui le poussait à se raser de frais, à enfiler chemise blanche sur cravate noire, même pour partager le plus humble des repas et sa volonté de n’exclure personne du don et du partage, elles restent pour moi des leçons au quotidien mais j’avoue que je suis encore mauvais élève en la matière.
    Quand à son style qui travaille sur l’épure la plus complète et qui traque tout mot inutile, il m’avait livré ceci en confidence:
    ‘J’y serai arrivé quand j’arriverai à écrire avec un style télégraphique:’
    Cher Karim, bravo pour votre soif culturelle.
    Amicalement!

    1. Salem si Smiley

      Merci de nous avoir plonger dans la grisaille quotidienne des citoyens soviétiques des années septante.Le communisme ,l’émacipation ultime comme idéal valide rendu invalide par les communistes eux meme ou ce qui prétendent le servir n’a jemais été appliqué nulle part.Force de constater que tous les régimes criminellement cinglés qui s’en sont réclamés ont menti ! le mal est fait et le pli est pris……

      El guelliti

  3. Eh bien ! J’avoue NE PAS avoir perdu de temps ICI en cherchant le qui et le quoi sur Nicolas-Bokov. Un dissident pas comme les autres. Son « vagabondage » lui a comme même permit d’être l’invité de Bernard Pivot sur Antenne 2 -Apostrophes…Oui ! J’ai bcp appris en consultant son blog. Très intéressant. J’ai bcp apprécié. Un « Samizdat » !!! Une espèce en voie de d’extinction. Je me suis pris une profonde affection pour cet auteur du xx ° siècle. Mais, je dois quand même dire qu’il me reste assez mystérieux. Né en (1945).Avec ses « 8 » romans (de 1975 à 2005).
    Cet auteur a quelque chose à nous dire et ne laisse personne indifférent. Sa femme « Sofia » en tout cas ! N’a pas eu la patience de « patienté » jusqu’à ce qu’une chose ait eu lieu pour en faire une autre. Elle a donc fait le choix de sauter du train en marche. Mais qui sait ? Peut être en 2015 ? Peut être dans son roman en gestation parait –il ! Sur celui qui a incarné RASPOUTINE » ? C’est à dire ni russe ni français !
    Moi, j’aurai aimé lire son roman (Conversation 2002). Pour INFOS –surtout pour les amateurs du Café Arabica. Un « signe » pas trompeur du tout ! Cette semaine, Arte diffuse le fameux “Raspoutine” avec dans le rôle-titre Gégé-Poutine-est-un-saint- Depardieu. Pour l’Histoire de la nationalité russe. Il existe donc un autre Raspoutine, beaucoup plus rigolo, et c’est celui qu’interprétait Boney M en 1978.
    Bon, une crise familiale ça peut arriver. Mais lui rien ne peux l’ébranlé. Pourtant subir un ébranlement affectif est un événement déstabilisateur. Très intéressant ce NicolaÏy. Un BOKOV peut il en cacher un autre ? Oui. Un Victor Koulbak ! Qui est ce ? Je ne sais pas ! BOKOV est peut être un génie qui peut nous livrer l’image du monde d’ici 20 ans. Le Pouvoir des dictateurs modérés comme BORIS. Oui pourquoi pas ! C’est une idée qui peut échapper à la vision myope des politologues et aux enchainements de cas des sociologues et même aux utopies des romanciers. Il ne faut pas sous-estimer ce Russe qui a force de vagabonder est devenu un « citoyen du monde ».
    Enfin. A mon avis il y’a trop de « non dit » dans ce que viens de nous proposer Mr Smiley .A qui je dis sans langue de bois ; Merci pour nous avoir donné l’occasion « unique » de découvrir « Nicolay » BOKOV. Un auteur qui se paie “La tête de Lénine”, ça ne court pas les rues et….C’est très courageux et dangereux.
    Mais je le remercie surtout de nous avoir donné le pouvoir de poser des questions.
    Pourquoi faire des études en sciences sociales et la philosophie pour finalement choisir la littérature ? On ne choisit pas on est choisit ! Pas tjr vrai, certes mais il y’a forcément une explication derrière un choix de principe. Certains choisissent pour devenir soi-même. C’est le cas de BOKOV. Une littérature de dissident fortement imprégné par la politique ! Cet auteur a quelque chose à nous dire. C’est clair.
    Merci Smiley ! Pour cette suggestion hypnotique.

  4. Oh! Sourire, je sens d’ici l’odeur de ce café brûlant, j’espère seulement qu’il était un pur Arabica….!!!!
    Pas besoin du parfum des madeleines, puisqu’il suffit de sentir le parfum “Krasnaya Moskva” pour replonger dans les ténèbres du passé…….
    Chacun a un passé sauf que les couleurs de l’été indien ne sont pas les mêmes…
    Trois regards sur le désert et le tour est joué, mais hélas! la couleur bleue sera remplacée par des mirages………!!

    Ah ! Nostalgie quand tu nous tiens… !!

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