MOSTEFA BEN BRAHIM: Que cette nuit est longue, bien longue…

Un nombre considérable de poètes a payé un lourd tribut pour avoir été fidèles à leur peuple. Ils ont été victimes d’assassinat, d’exil, d’emprisonnement, de torture, etc. Les Algériens, fidèles à leur tradition poétique, ont raconté leurs joies, leurs peines, leurs espoirs et leurs échecs à travers des vers et des contes que les chanteurs ambulants ont transmis fidèlement. L’exemple le plus frappant en Oranie, demeure le poète résistant Mohamed Belkheir qui accompagna cheikh Bouamama sur les champs de bataille. Il a combattu l’occupant avec l’épée et le verbe. Le poète, dans l’histoire universelle, est une personne de culture forgée au fil du temps, qui épouse les réactions légitimes de son environnement. Éduque, dénonce, oriente, apprécie et se soulève contre l’oppression.

« Le barde des Béni Ameurs » comme le surnomment les autochtones, Mostéfa Ben Brahim originaire des hauts plateaux du sud ouest algérien ; son père est venu s’installer comme derrar dans la petite localité de Boudjebha dans la commune de Mercier Lacombe(Sfisef). Il naquit en 1800, bien avant la colonisation au milieu des Ouled Slimane de la tribu des Béni Ameurs. L’arbre de fer était là, bien avant lui. Il passa son enfance et son adolescence aux côtés de son père en apprenant à lire et à écrire. Adulte, il a pris la place de son père comme derrar. Il côtoya de près Mohamed el Bettiwi, magistrat et professeur du droit musulman. À ses côtés, il s’imprégna du droit musulman en ayant des notions réduites en littérature arabe classique.

À la proclamation d’Abdelkader fils de Mohieddine au titre d’ « émir des croyants » par les différentes tribus, le derrar âgé de 34 ans est parti s’installer à Oran. Il fut désigné muphtide la ville par l’administration française jusqu’en 1 844. Le retour dans sa région natale s’est effectué bien après la reddition de la tribu des Ouled Slimane. Leur soutien à l’émir Abdelkader leur a valu une répression sans précédent de la part de l’armée française. La valeureuse tribu a fourni le plus gros des troupes de l’émir.

L’ex-muphti d’Oran a été désigné temporairement au poste de cadiet puis définitivement au rang de caïd. Notre derrar et goual  s’est distingué aux yeux de ses chefs militaires et civils du bureau

arabe, par la sévérité qu’il apportait dans ses missions auprès des indigènes à savoir la sécurité et la perception des impôts. À ce titre, en 1848, il livra à l’autorité coloniale, un émissaire de la tribu des H’chemau nom de Mohamed Benabbou, dit Boucif, qui était venu sensibiliser la tribu voisine des Ouled Slimane pour un éventuel soulèvement. Il fut condamné à l’exil. En octobre 1851, le lieutenant Charles de Lacretelle, chef du bureau arabe de Sidi Bel Abbès, constatant la disponibilité et la rigueur du caïd M.B. Brahim dans l’accomplissement des besognes, le désigna caïd de la tribu des Ouled Baleghqui refusait de s’acquitter de l’imposition. Rudement traitée par le caïd, elle fut contrainte d’abdiquer. Depuis, l’officier devint son protecteur  jusqu’au jour où le goual a pris la fuite et réussit à trouver refuge auprès de la Cour chérifienne au Maroc. Qu’il ait dilapidé les fonds provenant de la perception des impôts pour ses plaisirs ou qu’il ait trahi la confiance de l’un de ses chefs français, les deux actes sont condamnables.

Le caïd, dépensier à outrance dans les fêtes occasionnelles arabes bien arrosées, menait une vie privée au-dessus de ses moyens. Dans son pays d’accueil, il pratiquait la magie pour subvenir à ses besoins. En plus du vin et des femmes, il fréquentait les fumeries.poète Mostefa ben brahim

Le roi du Maroc, tout en reconnaissant ses dons en matière de poésie dialectale arabe et de magie, profita de ses services et lui attribua une pension mensuelle.

En retrait forcé, loin de son milieu où il planait dans l’autorité protégée, la solitude l’obligea à prendre du recul pour mieux reconnaître son attitude vis-à-vis de ses compatriotes. Il ne pouvait pas éteindre les remords qui brûlaient sans se consumer dans les ténèbres de sa conscience. La tristesse de l’isolement a exhalé en lui un profond désespoir remettant en cause son passé douloureux.

En parcourant les poèmes écrits pendant son séjour au Maroc, particulièrement celui du Ramier, on sent la tristesse qui accable le caïd :

« Tu (le Ramier) te divertis et te pavanes parmi les arcades, pendant que je reste accablé par mon exil.

Choyé par tout le monde, tu es l’objet de la tendresse divine, et tu es sans péché.

Tu ne crains ni censeur envieux, ni espion et ton coeur est tranquille, car tu n’as pas d’ennemis à ta poursuite. »

Aussi, dans le poème intituÔ Meyloud, ô Meyloud33, il déclare son isolement dans la société, il pleure ses malheurs, il cite ses regrets et conseille à son fils Miloud (Meyloud) d’éviter le chemin entrepris par son père :

« Ô mon enfant cesse de dormir, lève-toi et viens te consoler avec moi.

Lève-toi pour dissiper les tourments que causent les soucis, nous veillerons des nuits durant.

Ô puissé-je trouver un cercle réuni d’amis fidèles et braves.

Quiconque vient ici craint le blâme, il est discret et sensé ô Meyloud, ô Meyloud, pourquoi pleures-tu devant moi ?

Ô mon enfant les malheurs s’amoncèlent, quel remède guérira mes maux ?

Safa  est malade, fiévreux, toujours envahi par l’inquiétude. »

Le titre de caïd lui permettait de vivre dans l’aisance et de donner à ses enfants une éducation meilleure par rapport aux opprimés de la colonisation. Ce vers est significatif :

« Que d’actions illustres, mes largesses ont accompli. Je suis écouté de tout le monde […] J’ai légué mes mérites à mes enfants qui vivent heureux et respectés. »

Ainsi, son fils Hachemi(1) eut le privilège d’être admis au collège d’Alger, pour ensuite gagner le grade de lieutenant du deuxième régiment des spahis. Ce corps de l’armée française a été créé en 1 834 en Algérie avec le recrutement d’éléments exclusivement autochtones. Il est à noter que ce corps d’auxiliaires a été le fer de lance pour la prise de la smala d’Abdelkader par le duc d’Aumale, fils du roi Philipe. La position avantagée de son fils Hachemi dans l’armée auxiliaire, et de ses amis au niveau de l’administration, a pesé sur la décision de son retour sans qu’il soit jugé et probablement condamné.

Le goual, regagna son lieu de naissance à Boudjebha. Il était très sensible au manque de considération affichée à son égard par la tribu qui était  dans le passé sous son autorité. Le caïd est mort dans l’indifférence totale.

Mostéfa Benbrahim était loin de la cause de l’émir Abdelkader. Il l’a bien précisé à son fils Meyloud (vers 63) :

« Seul Lacretelle est chef de groupe, placé aux arrières, il tient bien son groupe. »

(1) Hachemi a été nommé chevalier de la légion d’honneur par décret du 08 juillet 1889. Décédé le 29 août 1896 à Sidi Bel Abbès.

Bibliographie :

-Echos d’Oran du 18-10-1844

-Mestefa Ben Brahim, barde de l’Oranais et chantre des Beni-Ameurs-A.AZZA-sned 1979

-Archives de la commune mixte de la Mekerra.

-Décret du 08 juillet 1889.

-Certificat d’inscription au traitement de chevalier de la légion d’honneur.