À l’ombre du jujubier sauvage

Temps zéro. Liesse et joie. Innocence des gens qui espèrent. Fourberie des gens qui calculent. Et quand les uns sommeillaient sans rêver, les autres traduisaient déjà leurs rêves en lois suprêmes et semaient les graines de leur propre foi dans les esprits et les cœurs qui dormaient.

Ressuscités ventre creux et tête vide, nous crûment aux promesses d’un avenir sublime qui succéderait à nos souffrances, à la belle revanche sur la vie et aux lendemains qui chantent. Le cœur dans nos mains et le destin entre les leurs, nous fument tels qu’ils nous voulaient : musulmans-socialistes. Musulmans nés et socialistes forgés.

Et des érudits organiques, issus d’ici et venus de là où le soleil se lève, il s’en est trouvait pour enseigner qu’Islam et socialisme s’ apparentent, qu’il y a de l’Islam dans le socialisme et du socialisme dans l’Islam, que foi et dogme sont compatibles, qu’il ne peut y avoir d’ « un » que dans le « tout » et que les bonnes prières sont celles qui se font collectivement . Peuple, mange, dors et ne cogite pas. Nous sommes. Nous sommes là. Nous veillons et nous pensons pour toi. Et sous le regard des grands camarades, nous acquiesçâmes, nous priâmes en rangées parfaites, et nous espérâmes.

De cette époque, je garde le souvenir juvénile d’une bourgade natal, un lieu dit, oublié des dieux, aux terres en friche, hantées par l’ennui et envahies, à perte de vue, par des jujubiers sauvages. Un pays où seule la foi guérit des mauvaises idées.

Je me remémore la corvée de gardiennage du troupeau familial une fois les cours finis et pendant les vacances. Je redoutais tant celles de l’été. Des heures sous la fournaise à courir derrière des chèvres et des brebis rebelles et insatiables, qui ne trouvaient pas une ombre où se cacher.

Pourtant, dans cette terre de rien, les ombres fraiches des jujubiers sauvages ne manquaient pas. Emblématiques. Divins, parait-il. D’une terre pauvre, aride et ingrate, ces arbres puisent leur énergie. Ils s’élèvent, ils s’élargissent, ils durent, ils envahissent, ils s’imposent. Mais de leurs ombres seuls profitent des bêtes qui rompent. N’y vivent, ne s’y croisent n’y pullulent que des serpents, des scorpions, des caméléons et des lézards. Épineux et agressif, ils s’interdisent aux animaux qui volent ou qui essayent de s’élever au dessus du sol. Pas un oiseau enchanteur ne s’y pose sans laisser des plumes. Pas un animal marchant ne s’y frotte sans laisser de sa toison ou de sa chère.

Puis arriva le temps des désillusions. Du monde en ruine les beaux principes se sont allés. Le socialisme mourut et la nature humaine, dans ce qu’elle a de plus cruel, prit le dessus. Après des lunes et quelques révolutions vint le printemps. Dévastateur et sanguinaire. Rouge-sang. Et le sang qui coula des artères de notre pays entraina dans son sciage la vie des uns et les espoirs de tous les autres.

Et des érudits fanatiques, issus d’ici et venus de là où le soleil se lève, il s’en est trouvé pour prêcher qu’il n’y à de Dieu que Dieu. Que tous les autres sont morts. Et quiconque croirait en eux mérite la mort… Et les meilleurs crurent… Et les meilleurs moururent.

Peuple, prie, dors et ne cogite pas. Nous sommes. Nous sommes là. Nous veillons et nous pensons pour toi.

Et sous le regard des grands frères, nous acquiesçâmes, nous priâmes, en rangs serrés, la peur au ventre, et nous espérâmes.

Et de l’ombre des jujubiers sauvages, des serpents chassèrent des serpents, et des scorpions des scorpions et des lézards des lézards et des caméléons des caméléons.

Puis, aux victimes de l’hécatombe nous survécûmes. Cassés, décomposés, corps sans âmes, mais nous survécûmes. Du fond du gouffre nous implorâmes le ciel. Et du ciel et de la terre vint la fortune immense.

Et des érudits à la solde, issus d’ici et venus de là où le soleil se couche, il s’en est trouvé pour nous enseigner qu’il n’y à de dieu que le dinar. Que tous les chemins y mènent. Qu’il ne pue pas, il n’a pas d’odeur. Que sans lui point de salut sur terre. Et qu’une poignée d’abeilles laborieuses vaut mieux que des dizaines de millions de mouches.

Peuple, consomme, chante et danse et ne cogite pas. Nous sommes. Nous sommes là. Nous veillons et nous pensons pour toi.

Et sous le regard des grands patrons nous acquiesçâmes, nous consommâmes à la nausée et nous baisâmes les mains sales.

Et de l’ombre des jujubiers sauvages, des serpents chassèrent des serpents, et des scorpions des scorpions et des lézards des lézards et des caméléons des caméléons. Aucun oiseau enchanteur ne s’y pose. Aucun animal qui marche ne s’y frotte. Qui voudrait laisser des plumes, sa toison ou des lambeaux de sa chaire ?

Je me souviens de l’acharnement des habitants de ma bourgade à vouloir défricher la terre. Ils s’entêtaient, fauches et fourches à la main, à couper, une à une, les branches des jujubiers sauvages. Vainement. Plus ils taillaient mieux le jujubier se portait. Ils leur échappaient qu’on ne taille pas un jujubier sauvage comme on taille un rosier : On creuse profond, on déracine et on brule tout autour. Car un jujube peut germer et le jujubier sauvage, de ses graines, peut renaitre.

MEKIDECHE.A