Son époque, sa vie, son œuvre et esquisse de sa pensée.

                                        Par Mohamed Senni.

 « Dans le monde actuel et parmi trop d’intellectuels ou de militants, on se partage entre adeptes d’une authenticité sans avenir et adeptes d’un modernisme sans racines. Le français traduit mal, en l’espèce, ce qui en arabe vient beaucoup mieux :

                                         أنصارُ المَصِيرِ بِلا  أَ صِيلٍ وأَ نْصَارُ الَأصِيلِ بِلَا مَصِيرٍ                                                                                                                                                  

                      Jacques Berque in « Les efforts d’innovation dans l’Islam moderne ».L’Islam, la philosophie et les sciences. Les Presses de l’Unesco. (1401 / 1981).

    1. Le Siècle d’Ibn Sina.

                  Ayant connu les  vingt dernières années du premier millénaire et les trente-sept premières du  second, Ibn Sina a donc vécu au cours de la  troisième période abbasside qui a duré 109 ans, de 334 à 447 (946-1055) avec, à sa tête, les 23ème, 24ème et 25ème Khalifes. La dynastie abbasside, qui en a  connu 37, dura 507 ans de 750 à 1257. Curieusement, le déclin de cette dynastie, à l’époque qui nous intéresse, connut une activité intellectuelle intense, entamée bien avant son avènement, par les Omeyyades. Mais ces derniers, occupés par d’autres priorités, ne s’y sont adonnés surtout que  par curiosité. Le vrai précurseur de la grande période des études arabes fut le deuxième Khalife abbasside, El Mansour, qui, gouvernant de 136 à 157 – 754 à  770, fonda Baghdad en 150 / 763, et mit tout en œuvre pour y faire venir les scientifiques de toutes confessions et de toutes les contrées en s’attelant à acquérir le maximum de supports ramenés, à grand frais, de tous les pays où il pouvait se les procurer. Le  septième Khalife abbasside, Al-Mamoun,  fondateur en 217 / 832 de Dar El Hikma (Maison de la sagesse), qui gouverna de 197 à  218 – 813  à  833 mena ce travail à son apogée : ce fut une déferlante qui détrôna la suprématie détenue, jusque là, conjointement par Athènes et Alexandrie.

                  Il a été écrit que Baghdad fut dénommée à cette époque « la qibla scientifique ». Nous dirions plutôt, sans parti pris, la capitale mondiale de la Culture, une vraie locomotive qui allait tout tracter derrière elle, en faisant rejaillir une torrentielle lumière culturelle sur l’ensemble du bassin méditerranéen et l’Asie comme l’a si bien écrit Pierre Rossi le Corse, culture à laquelle contribuèrent, il est important de le souligner, des Arabes non musulmans, des non Arabes musulmans et des non Arabes non musulmans tous placés au plus haut niveau des pouvoirs en place. Contrairement au contenu de certains écrits occidentaux, volontairement réducteurs et non dénués d’arrière-pensées, cette culture ne fut pas le monopole des Princes ni destinée exclusivement pour eux : dans chaque maison, chaque mosquée et même dans les lieux publics, elle rivalisait avec celle qui dominait  dans les palais.

                   Dans un long article intitulé « Quand les Arabes étaient les meilleurs », adapté par Raouf  Kahak, l’auteur rapporte, entre autres, qu’« un  voyageur qui se rend à Baghdad en l’an 981 (Ibn Sina avait alors un an)  raconte, à son retour, qu’il a dénombré plus de  cent bibliothèques publiques dan la ville. La plus modeste cité d’Orient a la sienne où n’importe qui peut venir consulter les ouvrages. Celle de Nayah, une petite ville d’Irak, comporte 40 000 ouvrages. Dans tout l’Occident, à la même époque, les monastères, seuls à détenir les livres, en ont une vingtaine tout au plus. Et parce qu’ils sont si rares, ils sont enchaînés et gardés jour et nuit ». Quatre siècles après, en 1386, la faculté de médecine  de Paris ne disposait que d’un seul ouvrage pour son enseignement : c’était Al-Haoui fi At-Tib (le réservoir de la médecine) (الحاوي في الطب  ) de Razi. Pour rester dans l’esprit de notre propos, signalons que c’est à cette période (qui allait s’étaler sur trois siècles intensément pleins) que s’érigèrent les grandes écoles de traduction. Leurs chefs de file n’étaient pas de simples traducteurs mais des érudits polyglottes dont les travaux propres cumulés à ceux des philosophes arabes allaient relier l’antiquité au Moyen Age et asseoir les socles sur lesquels s’érigera la Renaissance. Al Jahiz (159-255 / 775-868), dans son « Kitab al Hayawane » donne la configuration des critères et  de l’esprit qui doivent prévaloir chez les traducteurs. Parce qu’il reste d’une surprenante actualité où une rare clairvoyance domine, nous pourrons publier son texte pour les férus d’une délectation spirituelle.

                  A l’époque où a vécu Ibn Sina, la vie intellectuelle  atteignit des sommets jamais égalés en littérature, philosophie ainsi qu’en d’autres sciences. Pour mémoire, nous rappelons que cette époque était celle du grand grammairien Ibn Janni (942-1002) des poètes El-Mutanabbi (915- 965), Abou Firas Al-Hamadani (932-968), Al-Maârri (973-1057),  ainsi que des philosophes Al Fârâbî (m. en 950), Ikhwane Es-Safa et Ibn Sina que nous allons aborder de manière particulière. C’est également à cette époque que  vécut l’une des grandes figures de l’Itizal: le grand Kadi al-Kudat ‘Abd  al-Jabbār (mort en 415 / 1025) auteur du célèbre « El Moghni fi usûl ad-din » (المغني في أصول الدين ), composé en 16 volumes et desquels, vers 1980, il n’a été possible d’en retrouver que  quatorze. La mise à jour d’un deuxième manuscrit inédit a comblé cette lacune. Cet auteur  a appartenu à la onzième catégorie (tabaqa) des Mu’tazila. C’est lui qui a établi la composante des dix qui ont devancé la sienne avec un répertoire assez fourni en  noms  qui ont eu une prééminence certaine sur leurs contemporains. Ces tabaqate disparurent avec la douzième.

                      Sur un autre plan, cette période vit la doctrine d’Al Acha’ri (260 / 873 – 330 ? / 941/2) supplanter définitivement celle des premiers vrais penseurs de l’Islam : les Mu’tazila auxquels ‘Abd al-Jabbar avait longtemps appartenu (40 ans). Son fondateur, Aboul Hassan Al Acha’ri était, bien que certaines versions en contestent quelques aspects,  descendant de Abou Moussa Al-Acha ’ri qui fut Chargé par le Prophète en l’an 10 / 631 de mission au Yémen et qui deviendra gouverneur d’al-Basra en 17 / 638, et d’El-Koufa en 22 / 643 sous le khalifat de Omar. Il organisa la campagne du Khûzistân (17-21 / 638-642) et s’en empara. Il participa à la conquête de l’Irak (13-20) et pénétra jusqu’au cœur de l’actuel Iran. C’est lui qui épousa une attitude de neutralité dans le conflit qui opposa  Ali à Mouawiyya dont les conséquences restent d’une terrifiante  actualité, constituant une véritable épée de Damoclès au-dessus de millions de  têtes dans les régions concernées du monde musulman, épée tenue de nos jours par des mains de fer, étrangères au monde de l’Islam,  et qui ne s’embarrasseraient point de la faire tomber au jour et à l’heure voulus par eux. En disant cela, nous n’anticipons pas pour la simple raison que nous y sommes déjà!

                     Nous avons volontairement  et succinctement rappelé ces faits et précisé certaines données qui  sont très souvent reprises sans le moindre souci de ce qu’elles peuvent  véhiculer avec elles. La liste, plus haut citée, des noms ayant vécu au cours de cette troisième période abbasside n’est ni exhaustive ni éclectique, ceux retenus nous apparaissant comme  correctement représentatifs de ladite période. Nous commencerons par signaler que c’est durant cet espace de temps  que les esprits ont littéralement dévoré tout ce que les Arabes avaient mis à jour en philosophies grecque, persane et hindoue.

                   Des philosophes musulmans purs, c’est-à-dire non exclusivement théologiens, Ibn Sina arrive, chronologiquement, après Al-Kindi (796 / 870)-le seul d’origine arabe-, Ibn Zakariyya Al-Razi (mort en 322 / 934) qui, en tant que médecin,” découvrit la variole et la décrivit, instaura une théorie du progrès de la science”, représentant le rationalisme intégral, d’un net penchant platinisant, grand admirateur de Socrate et très discuté, de son vivant, pour sa critique de la prophétie  et El Fârâbî (872 / 950) qu’Ibn Sina citera comme son maître.

       02. Sa vie.

            La source la plus fiable qui retrace sa vie reste son autobiographie, complétée par son plus proche élève Abou Oubeïd Al-Jouzajani. Il naquit en Safar 370 (août 980) à Afshanah, près de Balkh dans le Khorasan” alors lieu de pèlerinage pour les Afghans, les Chinois et les Hindous qui venaient se recueillir dans un temple pour Zoroastriens”. Ecoutons Ibn Sina parler de  lui-même dans son autobiographie. Celle-ci, révélatrice de l’authentique itinéraire de notre auteur et de sa pensée, a été traduite, de l’arabe au français par Abdurrahmane Badaoui, cette traduction n’étant pas toutefois, à notre grande surprise, la meilleure qu’ait faîte cet auteur prolifique, gagnerait à  être revue dans une optique d’allègement ceci d’autant plus qu’Ibn Sina a raconté sa vie de manière captivante par le style. Aussi avons-nous pris la liberté de l’aérer ne touchant qu’à la forme, le fond étant fidèlement conservé.

Les sources seront lisibles à la fin de la quatrième  et dernière  partie.                                       A suivre..