L’ADIEU AUX CIGOGNES

Nous avions quitté Khaled , devenu Khaled de Montréal le jour de ses cinquante ans.Vingt deux années venaient de s’écouler et la nostalgie continuait à le torturer de ses affres intemporelles. Récemment, elle était devenue insoutenable depuis que Taos, son île, sa âme sœur, sa campagne depuis quarante ans avait succombé à une grippe mal soignée, négligée autant par pudeur habituelle chez ceux qui ne se plaignent jamais, que par lassitude et perte de l’élan vital. Jamais Taos n’avait réussi à replanter racine dans le terreau canadien. Son premier exil depuis sa verte Kabylie pour Oran fut moins douloureux et elle avait appris à se moquer du destin:
” Nous sommes le premier couple mixte.” disait-elle.
” Toi de Mascara et moi d’Akbou. Quel attelage surprenant!”

Pourtant, ce jour fatidique qui remontait à l’année dernière ne se distinguait d’aucun autre par sa banalité rassurante. Ils avaient dîné devant la télévision, et sa femme qui avait toussé plus qu’à l’ordinaire; avait pris son traitement et avait gagné le lit qui trônait au milieu de la chambre.La promesse d’une bonne nuit était accessible.
“Khaled, n’oublie pas d’éteindre toutes les lumières!” avait-elle recommandé peu sure de voir son conseil suivi d’effet. Khaled s’était attardé un couple d’heures, lisant, rêvassant; faisant durer sa tisane une éternité pour laisser à Taos le temps de s’assoupir et lui éviter ses ronflements sonores qui frôlaient les décibels d’un avion au décollage et qui rythmaient désormais leur quotidien.
Le matin, nul bruit familier dans la cuisine, ni l’odeur tentatrice d’un café pur arabica, mais la présence d’un corps qui se glace,pris dans la gangue de la rigidité cadavérique.Dehors, c’était la première neige de la saison et les enfants du voisinage lui faisaient fête en se défiant à coups d’énormes boules de neige,oublieux du froid, car à leur âge,tout est prétexte à chahut.
Des volutes de fumée s’échappaient de leurs narines et soulignaient la vitalité de ces jeunes taurillons.Taos ne penchera plus à la fenêtre pour mettre quelques noms sur les silhouettes emmitouflées.Tatie Taos ne leur dira plus bonne journée dans son succulent accent.

Dans ce cimetière d’Aïn El Beida, réchauffé par les rayons de soleil d’un printemps précoce que rien ne distinguait de l’été, personne n’osa reprocher à Khaled d’avoir entraîné la belle Taos au pays de l’hiver. Mektoub!
La dernière fois que Khaled avait mis les pieds à Aïn El Beida,c’était au sein d’une immense marée humaine, vibrante et frondeuse qui avait brisé le mur de la peur pour accompagner Abdelkader à sa dernière demeure.La pensée naine avait cru terrasser la pensée géante de ce grand dramaturge, trahi par une foule se déguisant en peuple.Il avait laissé une veuve inconsolable,digne mère courage comme l’héroïne de Bertold Brecht, son maître. La vie est une énigme personnifiée qui se clôt par un chapitre final.
Khaled avait passé presque six mois à ne pas savoir quand la vie, ou son spectre s’aviseront de reprendre leur marche.Une nuit, alors qu’il gémissait sur son lit, une énorme boule de lumière illumina la pièce, et Khaled sut avec certitude que la présence bienveillante de son épouse l’accompagnerait pour toujours.
le lendemain,il retrouva une sérénité inconnue. Alors qu’il avait toujours mis à distance le zèle religieux, la fausse dévotion et l’exhibitionnisme qui les accompagnaient, Khaled exigea les clefs de la mosquée voisine pour l’ouvrir et accueillir les croyants pour la prière du Fajr.Il trouvait en ce lieu et dans la lecture du Coran une paix intérieure et un détachement inégalé. Il se félicitait de retrouver dans les recoins de sa mémoire des versets, jadis appris chez Sidi Boudali le taleb; et dont il ignorait qu’ils avaient été conservés tels des trésors dans sa mémoire d’enfant. Les lumières de la foi apportèrent un reliquat de vie et ses enfants firent le reste.

Sa fille Zahra, belle plante longiligne, aux grâces de ballerine et aux yeux couleur mer turquoise,devint une bête à concours et l’université californienne de San Diego lui ouvrit ses portes et lui confia les cervelles de ses étudiants.Dans cette belle ville, à quelques coudées de la frontière mexicaine, elle trouva le prince charmant en la personne de Selim, un turc, génie de la chirurgie plastique. Réda qui avait peu d’attrait pour les études , était devenu un vigoureux jeune homme, lui qui avait soufflé sa première bougie à Montréal.
Contaminé par l’esprit d’entreprise d’Antonio un vieux sicilien analphabète et milliardaire qui le considérait un peu comme le fils qu’il n’avait jamais eu, il ouvrit, une, deux puis trois pizzerias: Vésuvio I, Vésuvio II et Vésuvio III.
Réda ne répondait plus qu’au nom de Lorenzo. C’est bon pour le business expliquait-il pour devancer les questions. Il parlait italien avec plus d’aisance que l’anglais ou l’arabe , et son être entier avait opéré une véritable migration psychologique. Cette nuit là, Khaled rembobina le film de ses souvenirs, jusqu’à cette dernière nuit passée dans cette antique maison au fond d’un bois flamand, chez Smiley, son vieux complice. Il y avait dans la maison une orgie de baies vitrées, de fenêtres et de puits de lumière comme pour piéger le moindre soupçon de
luminosité.Une profusion de literie et pratiquement aucun meuble. “Je laisse l’énergie circuler.Je ne lui oppose aucun obstacle. J’ai assez étouffé avec les empilements de tapis, de couvertures comme pour tenir un siège dans la maison familiale” Faire le vide:Quel soulagement!
Nous sommes intimement reliés à ce qui nous entoure Le Feng shui nous aide à comprendre que les meubles de vos ancêtres sont porteurs d’une énergie spécifique, et à comprendre que vous importez des anciennes problématiques avec vous. Autant le savoir!” expliqua t-il mystérieusement.

“Tu ne feras jamais rien comme tout le monde!” avait plaisanté Khaled. “Pour sur!” avait rétorqué Smiley! ” je reviens du Canada et tu y vas.Fais gaffe. tu n’es pas gaulé comme un bûcheron!”. Le lendemain son camarade avait convoyé toute la famille à Bruxelles où le vol pour Montréal était déjà affiché. “C’est le remake du film d’Elia Kazan: America, America”, avait-il plaisanté pour donner le change et cacher l’émotion qui nouait les gorges.

Dans cette chambre, désormais orpheline,Khaled arrangea l’édredon; le cala contre le mur pour s’imposer une immobilité inquiète et prononça la chahada. À la télé, un concert de jazz mêlait les instruments et les
sonorités comme autant d’éléments disparates d’une vie, dans une plainte surgie des tréfonds insondables de l’âme.
Count Basie, Alloula, deux grands artistes qui savaient que leur tâche consistait en partie à réduire la distance qui sépare deux êtres humains et à se préparer pour l’ultime voyage. Comme celui que fera la cigogne vieillissante pour nicher une dernière fois sur le toit de l’église convertie en mosquée. Du côté de Hammam Bouhadjar.

À Kamel le médecin thermaliste, un parfait gentleman! Avec mon amitié!

AL-HANIF