« ..En pays berbère, l’histoire de la domination romaine est celle de cinq siècles de guerres acharnées pour la liberté et l’indépendance.”
Mahfoud Keddache.

Par : Dr.Driss REFFAS

Lors du colloque international sur l’Emir Abdelkader ayant pour thème « L’Emir Abdelkader et le droit humanitaire international », tenu à Alger du 28 au 30 mai 2013, l’archevêque  émérite d’Alger Monseigneur Henri Tessier, a présenté une conférence intitulée : « Saint Augustin et la défense des droits de l’homme dans l’Empire romain » en  voulant sûrement mettre à jour  une similitude dans la perception   des droits humains entre l’Emir Abdelkader et l’évêque numide St Augustin. En parcourant l’abstract de la conférence proposée j’ai pu relever : « Pour élargir notre réflexion sur Abdelkader et les droits de l’homme, il peut être significatif de montrer comment un autre grand homme, né sur cette terre qui est aujourd’hui l’Algérie, a pu prendre, comme l’Emir, mais en contexte chrétien, des positions remarquables de défense des droits humains. Je veux parler de St Augustin et de son engagement pour les droits de l’homme, quatorze siècles avant l’Emir, et ce dans le contexte particulier de la Numidie de son temps…Certes, certains commentateurs modernes de St Augustin on crut pouvoir affirmer que l’évêque d’Hippone avait été un défenseur de l’Empire romain dont il aurait servi les intérêts. Dans cette perspective ce seraient alors les adversaires d’Augustin, les donatistes, qui représenteraient une vraie mise en cause des injustices de l’Empire romain…Il est aisé de trouver les premiers éléments d’une réflexion croyante sur les droits de l’homme et des gens dans cette grande œuvre d’analyse de la société de son temps que fut sa « cité de dieu », mais aussi dans les lettres de sa correspondance qui font face à des problèmes de justice… »
Il me semble que Monseigneur Tessier  a voulu  s’aligner sur monseigneur Dupuch pour  mettre en exergue un antique Algérien, berbéro-romain descendant de Tertullien et Cyprien deux théologiens numides qui ont latinisé la bible. En matière de droits humains, notre émérite archevêque n’a pas mesuré à sa juste valeur les engagements des deux hommes de foi dans des contextes totalement différents. L’Emir Abdelkader a pris les armes contre  une armée d’un pays  colonisateur en honorant les règles fondamentales  dictées par sa foi en matière des droits humains vis-à-vis de l’ennemi, et St Augustin , au nom de l’unité religieuse s’est engagé à vouloir réduire coûte que coûte le mouvement numide chrétien à l’égard de l’église catholique impériale colonisatrice. Quand je suscite le mouvement numide chrétien, je spécifie les deux actions conjuguées des donatistes et circoncellions.
Un rappel historique est nécessaire, et ce dans le seul but de mettre en valeur l’éclosion du mouvement donatiste et la réaction de l’église impériale à sa tête l’évêque d’Hippone St Augustin.

La vie de St Augustin, son itinéraire politico-épiscopal, ses écrits (ses confessions entre autres…) intriguent sur les motivations profondes de l’action de cet illustre compatriote millénaire. Le recul, aussi important aujourd’hui, qui permet d’évacuer toute réaction de susceptibilité de quelques apologistes  au demeurant, autorise un postulat qui peut être pertinent que prétentieux. L’évêque St Augustin, ne serait-il pas un produit de Rome pour contrecarrer le parti  de l’évêque Donat. En effet, l’œuvre de St Augustin a été vouée à Rome et l’église catholique impériale, contre ses compatriotes qu’il a combattus : Donatistes et circoncellions. Pour Rolland Tournaire -Génèse de l’Occident Chrétien-L’Harmattan-2001-P284- « saint Augustin n’est que le suppôt d’un christianisme romanisé – en Italie, en Gaule ou en Espagne et issu des familles aristocratiques de l’Occident chrétien – qui a tenu les grandes propriétés foncières et les rênes du pouvoir politique et culturel. Il est de plus responsable d’un malentendu fondamental sur le libre-arbitre, en attribuant un péché à la chair de l’homme, et en défendant un christianisme soumis aux autorités politiques, sur la base d’une lecture de l’épître de Paul aux Romains ». Les Donatistes alliés avec d’autres révoltés, chefs tribaux dont l’autorité se trouve mise à mal par l’administration municipale de l’empire, «barbares, pilleurs de villes», organisés en bandes, «esclaves fugitifs…», soit un véritable «front national Africain» hostile à l’Empire, qui a déclenché un véritable mouvement de protestation et de refus contre la notion de «colon» établie par Rome. Le cri de «guerre» commun était «DEO LAUDES» opposé à «DEO GRATIS» des catholiques.
St Augustin naquit à Thagaste ( Souk- Ahras) en 354. Il y fit de solides études qu’il continua à Madaure et enfin à Carthage, capitale intellectuelle et politique de la grande Numidie. Il mena une vie «très libre» qu’une certaine prévenance des historiens empêche de la qualifier de «dévergondée». Il prit une maîtresse à l’âge de 18 ans, et fréquentait comme les autres étudiants le théâtre, le cirque et se plongeait dans ce qu’il appelle «La chaudière des honteuses Amours» (SARTAGO FLAGITIOSORUM AMORUM). «Il se vouait avec un zèle égal à sa maîtresse et ses études». Son âme tourmentée l’avait conduit à s’essayer tour à tour au MANICHEÏSME, au PROBABILISME, et il s’adonna enfin au NEOPLATONISME qui l’amena au christianisme. Au cours d’une retraite à CASSICIACUM près de Milan, il décida de se soumettre à l’autorité de l’église impériale. Est-ce une décision imprégnée d’une foi profonde au catholicisme, ou plutôt en détectant ses qualités exceptionnelles dans le discours, «les services» de Rome l’ont approché pour sa conversion, et puis en faire une barrière spirituelle face au donatisme ancré en Numidie et Maurétanie. Il revint aussitôt à Thagaste, sa terre ancestrale. Vers la fin de l’an 391, le peuple d’Hippone l’élut prêtre par surprise. Une promotion qui alimenta le discours de la rue. Cette surprenante élection, était peut-être le fait d’une manipulation. En un laps de temps très court, il devint le conseiller et l’ami de l’actif évêque de Carthage, AURELIUS, puis évêque d’Hippone en l’an 395. Cette fulgurante ascension, est peut-être le résultat d’une promotion complaisante afin d’asseoir son autorité, garante d’une liberté d’action par rapport à Carthage, où Aurelius l’instigateur de cette «élévation au grade» garde l’œil du maître pour Rome.  Pour l’Empire Romain, l’unité doctrinale (catholicisme) demeurait un garant de la soumission du  mouvement donatiste supporté par la masse ouvrière agricole non romanisée, les circoncellions. La mission assignée à St Augustin, était  donc la destruction du Donatisme Africain, potentiel rassembleur et catalyseurs des velléités nationalistes anti-romaines. L’exercice de la dignité épiscopale au service de «la cité de dieu» constituait une couverture de luxe pour la mission de St Augustin en terre d’Afrique. Les moyens utilisés dans l’accomplissement de sa «noble mission» restent la polémique et la propagande, critères de choix dans le combat politique. Dans ce sens, «l’évêque d’Hippone a donné à la polémique chrétienne un prestige décisif».L’église au service de l’Empire, proclamait la légitimité de l’esclavage (nécessités économiques obligent : traction humaine…) et justifiait l’inégalité sociale («l’église aiderait les humbles pourvu qu’ils acceptent l’inégalité sociale et s’y soumettent»). La plus grande victoire politique de St Augustin a été la conférence contradictoire de Mai 411, dont la sentence fut la condamnation solennelle du Donatiste. Sur proposition de St Augustin, des lois répressives furent promulguées à l’encontre des donatistes et circoncellions.
Bien avant l’arrivée de St Augustin, l’empire Romain était embarrassé par les évènements en Numidie qui ont pris l’allure d’une véritable révolte sociale. Devant une telle  situation  , un édit impérial  de tolérance a été promulgué en 321 en faveur d’une liberté de conscience . En réalité cette décision, en dehors de son aspect religieux, reconnait implicitement l’esprit indépendantiste du donatiste  marqué par le refus de l’injustice sociale générée par l’occupation étrangère. Ce mouvement  « religieux » de type socio-politique a gagné la confiance des berbères des campagnes permettant la prolifération des évêchés donatistes  entre 330 et 411, atteignant 400 évêques en 394. Considérée comme un mouvement des saints et des pauvres, le donatisme pris place au niveau des campagnes où la misère et l’esclavage étaient bien ancrés à travers les domaines des propriétaires terriens berbéro-romains. Les circoncellions, les ouvriers berbères de la terre, soumis souvent  à l’esclavage par les colons berbéro-romains ont trouvé dans l’église donatiste, le refuge des pauvres et la religion des opprimés. Pour beaucoup d’historiens contemporains d’obédience catholique, ils considèrent les circoncellions comme l’aile extrémiste du mouvement donatiste, et en même temps les donatistes comme des extrémistes de l’église catholique impériale (schismatiques).A ce titre Claude Lepelley président des études augustiniennes(1987-200) a mentionné dans son étude intitulée « Iuvenes et circoncellions : Les derniers sacrifices humains de l’Afrique antique » : « …Les circoncellions, aile extrémiste du parti donatiste, avaient répandu  le trouble dans  les campagnes.. » La réaction de notre antique Augustin, même si son aspect demeure religieux, elle est imbibée de l’odeur impériale purement politique. Notre antique compatriote adressa en 417, juste après la conférence de Carthage de 411 où il s’est manifestement distingué par sa farouche opposition au dialogue des donatistes, une lettre au tribun militaire et future comte d’Afrique Bonifatius lui suggérant l’emploi de la force publique contre les donatistes et la confiscation de leur lieu de culte.
Pus tard, en 418, St Augustin accula l’évêque donatiste EMERITUS de Césarée (Cherchell), qui était orateur à la conférence de Carthage, à la retraite de toute vie publique, et ce, après un débat auquel il le convia à Césarée même. Dans  le chapitre XX  du «  traité de l’unité de l’église » rédigé par St Augustin, intitulé : Les donatistes ne doivent pas se plaindre des persécutions dirigées contre eux. On réprime les violences des leurs, on cherche à les tirer de l’erreur et à les ramener à la vérité, on note : « 53. Quant aux persécutions dirigées contre vous (donatistes), vous cesserez de vous plaindre si vous songez, si vous comprenez d’abord que toute persécution n’est point coupable. Autrement  on ne pourrait louer cette parole : « Je persécutais celui qui, en secret, calomniait son prochain »….L’apôtre ne dit-il pas : « Celui qui résiste au pouvoir résiste à l’ordre établi par dieu …. » Une position du saint Africain, pendant la polémique avec les donatistes, met à mal même ses apologistes les plus convaincus, et renseigne sur l’instinct politique profond de l’enfant de Taghaste de Numidie, loin de l’âme du pardon, de charité et d’humilité de la foi chrétienne. St Augustin formula un principe redoutable : «la nécessité de la terreur utile exercée par les pouvoirs publics pour ramener «le front du refus», c’est-à-dire les donatistes à l’orthodoxie et empêcher les faibles de s’en écarter». Un tel comportement pourrait s’expliquer de la part d’une autorité politique dans le cadre d’une «raison d’état», mais ne peut être admis dans un cadre religieux, car il constitue une véritable incitation aux persécutions et aux massacres, qui plus est de ses compatriotes. Finalement, l’église impériale s’est impliquée à travers un numide pour espérer faire éteindre le sentiment « national » de la coalition donatistes-cieconcellions. Au contraire ce mouvement unique dans l’histoire de l’humanité a bien préparé (sans le vouloir) la pénétration de l’islam en Numidie et Maurétanie. La Numidie a enfanté deux évêques Donat et St Augustin. L’histoire retiendra deux lectures différentes selon les itinéraires de chacun, mais une seule conclusion est à retenir : l’Empire Romain a réussi avec ST AUGUSTIN de Thagaste, là où il ne pouvait pas réussir avec DONAT des Negrine.
Bibliographie:
-Histoire de l’Afrique du Nord (C.A. Julien).Editions SNED 1978
– Ala Miliaria (S.Gsell).Editeur E.Leroux-Paris-1899
– Histoire religieuse de l’Algérie (C.E. Chitour).Editions Casbah-2004-
– Génèse de l’Occident Chrétien (R. Tournain – Paris, l’Harmattan – 2001).
– Vies de St Augustin (Nicole Sammadi).
-A Propos du donatisme(M.Meslin-P.Hardot)-Archives des sciences sociales des religions-1957volume 4 numéro 4-pp143-148
-Circoncellions-(S.Lancel) Encyclopédie berbère-
-L’Algérie des Algériens(Mahfoud Kaddache)-Editions Paris-Méditerranée-2003-