RETOUR À AÏN BENT EL SOLTANE

Dans le film de la vie,il arrive fréquemment que l’on ne soit que sa propre doublure.Et que nos rêves ou nos illusions nous précèdent pour nous éloigner de l’endroit qui vous attend de toute
éternité.

Smiley qui n’avait plus foulé le sol de sa ville natale depuis quarante ans, avait oublié l’inexorable emprise de l’été qui confinait les habitants, volets clos à l’heure de la sieste. Le mercure affolait le thermomètre et donnait à la localité un aspect de ville fantôme.

Machinalement, presque à son insu, Smiley avait retrouvé le chemin de Trig El Oued et se rapprochait de la source miraculeuse, sans être certain de la voir remplir encore son office; réunir et désaltérer les nombreuses personnes, venues presque en pèlerinage,surprendre des
paroles mille fois entendues et des exclamations extasiées. Le flot des louages s’était-il tari?

Jadis, il sacrifiait de bonne grâce au rituel qui consistait à remplir un récipient et à faire le chemin du retour, jusqu’au haut Bab Ali avec des amis. C’était l’occasion pour se défier pour savoir qui utiliserait le mieux sa fronde pour abattre un moineau, malheureux volatile peu instruit de la méchanceté des enfants. Frondes et moineaux avaient disparu.

Aïn Ben EL Soltane était l’offrande de la princesse Lowayla aux habitants de Mascara, ou plutôt le don de ses larmes à un grenadier pour conjurer une longue période de sécheresse et d’attrition. Les larmes de la princesse, déposées au pied de l’arbre de la fécondation, le grenadier ,avaient opéré le miracle du jaillissement providentiel de la source. Appelé Malum Puricum par les Romains et aussi pomme punique par ces derniers pour en faire le symbole de ces contrées, le grenadier sera paradoxalement connu sous le nom de ‘romane’ ou fruit romain sous nos cieux. Dans la Tunisie voisine, un chant le louant est aussi connu que l’hymne de ce pays. Ya romana…

Cet arbre originaire de l’Iran et de Chypre était vénéré depuis l’âge de bronze au même titre que l’olivier et le dattier.

Un mythe anatolien lie le grenadier à la vie et à la fécondité et il y est relaté qu’une princesse du nom de Nana ou Cybele fut fécondée par une grenade posée sur le ventre. Grenadier aux fruits agglutinés sous l’écorce protectrice de sa virginité, et dont les grains déclinent du jaune, du pourpre, du cramoisi, du rose vif.

La ville était devenue méconnaissable, ceinte de bâtisses hautes et blanches ; balisée par des maisons larges et ventrues au bas desquelles des rideaux de fer , surmontés d’enseignes, annonçait le règne du dieu commerce.

Le regard de Smiley accrocha une statue incongrue,dépaysée,se demandant par quel miracle elle se trouvait là, si loin de la maison, posée sur un socle carré sans génie. On lui apprit que c’était un don de la ville d’El Kader dans le lointain état de l’Iowa, pour célébrer l’amitié entre cette ville qui portait le nom prestigieux de l’Émir et sa capitale. On ne connaîtra jamais le nom de cet urbaniste qui a osé ce télescopage entre histoire et légende ancienne.

En face, de la statue, dont le maintien, en ces lieux, avait dû vaincre de grandes résistances et l’hostilité de prêcheurs salafistes, se dressait Aîn Ben El Soltane, restaurée, rehaussée,
ornée de faïence et généreuse comme il l’avait connue.

“Bismillah” dit-il avant de recueillir un peu d’eau dans la paume de sa main droite, puis de la porter à ses lèvres, les yeux mi-clos. La dernière fois qu’il avait accompli ce geste, c’était au retour du cimetière, dernière demeure de son père parti presque avec un sourire de défi, n’ayant pas pris la mort au sérieux. Un autre souvenir surnagea et Smiley se rappela de cet après-midi où son père était rentré à la maison de bonne humeur parce qu’il avait apprécié le film de ce comédien italien Adriano Celentano. Smiley avait signalé qu’il était aussi chanteur, ce qui avait encore augmenté l’admiration de son père.

L’air frais était rempli du parfum d’un soleil qui brillait sans chauffer tout là-haut dans le ciel bleu et limpide comme les yeux de cette étrangère qui deviendrait sa compagne et sa colonne vertébrale. Maktoub!

Lowayla, là où elle se trouvait, devait sourire à ce voyageur qui avait différé son arrivée depuis si longtemps et Bent El Soltan l’aspira dans sa légende.

Smiley avait été un voyageur intrépide qui n’avait que mépris pour les gens qui partent en voyage organisé. Trop peu pour lui, ces visites cornaquées, ce cordon sanitaire dressé par les autorités du pays entre les visiteurs et les habitants. Trop peu pour lui, ces voyages aseptisés ou ces ruées vers les mêmes destinations, ces capitales qui n’attiraient plus que des chinois et des russes enrichis et grossiers, retardataires de l’histoire qui piquaient un sprint pour envahir les buffets, encombraient les musées, foules braillardes , ne voyant comme finalité que de ressortir de boutiques haut de gammes,chargées comme des baudets et brandissant les achats comme des trophées.

Pendant plus de quarante années, Smiley avait fui Mascara, ville énervante dans laquelle il ne se passait presque jamais grand chose. Il n’avait jamais compris pourquoi, elle faisait revenir chaque année une armée des ses fils de l’exil, ou les dépouilles de ceux surpris à l’étranger dans une halte qui s’était trop éternisée.
Dayam Allah!

La voix d’Amine, son petit neveu, jeune médecin de vingt quatre ans le fit sursauter.
” Tu vois notre Taj Mahal? À côté de la source, cette mosquée qui fait angle a été totalement financée par notre ancien Wali en hommage à son épouse décédée.”

2 thoughts on “RETOUR À AÏN BENT EL SOLTANE

  1. Merci au chroniqueur et analyste Al Hanif de projeter nos états d’âme très algérienne sur cette feuille de route du voyageur Smiley itinérant de la presse électronique Bélabbésienne et Oranienne…Mordu du macadam de cette Agora qui se voile et se dévoile,bon gré mal gré,du Cygne à sa Grâce ,devrait-on occulter son empreinte politique et culturelle à la limite de la psychothérapie sur la destinée des intellectuels du terroir in situ et off shore ? Souhaitons un pèlerinage apaisé à notre ami Smiley de toutes les Voix de Sidi Bel Abbés !!!

  2. Un très beau récit d’AL-Hanif (comme tjr) sur Aïn Lowayla Bent Essoltane.
    C’est vraiment dommage pour cette source légendaire ! Je me suis posé la question lors de ma dernière visite en mars 2017 ! Comment peut-on accepter une rénovation pareille ? ( qui date du mois de nov 2014). C’est vraiment désolant pour la mémoire locale.
    Paradoxalement, un usurpateur malin a eu l’idée dernièrement de planter à coté de la source non pas un grenadier mais une boulangerie. Je vous laisse deviner la suite ………..par une journée ramadanesque.
    Saha ftourkoum.

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