ON NE BADINE PAS AVEC L’HISTOIRE.(2eme Partie)

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(2ème Partie)

« Il suffit de dire le vrai d’une manière étrange, pour que l’étrange finisse par sembler vrai à son tour. » (GOETHE in « Les affinités électives », 1809. Editions10/18. 1963)

3. TEXTES RETENUS.

3. 1. SIDI SLIMANE IBN ABDELLAH AL-KAMIL.

Paru le 20 août 2007, dans une page entière du Quotidien d’Oran, ce premier article retenu, signé Baghli Mohamed, mérite d’être vu de plus près car représentant, à notre sens, une des modes dont nous voulons parler.

Sur la forme : l’auteur ne décline pas sa qualité et, le temps nous ayant manqué pour nous intéresser à ce qui nous ne nous intéressait pas, nous n’avons pas cherché à savoir de qui il s’agissait. Ce nom étant répandu à Tlemcen et, avec une manière « d’éviter qui ressemble à chercher » qu’on relève au cours de la lecture, on sent que cette ville constitue, avec intention délibérée et frénétique, l’âme de l’article où est sous-entendu un parti pris pernicieux faisant que le titre n’était qu’un prétexte à des intentions inavouées, ce qui nous a autorisé à conclure que l’auteur est de la capitale des Zianides et c’était le cas. Le texte, lui, se présente sous la forme d’un déballage, qui relève davantage du « copier-coller » abusivement utilisé et très à la mode aujourd’hui. Le sujet abordé est asséné en absence du minimum d’ordre qui doit présider à l’élaboration d’un tel thème : présentation sommaire du problème qu’on souhaite soulever, respect d’un ordre chronologique clair de nature à faciliter au lecteur le parcours du texte, en d’autres termes revenir à la bonne vieille méthode des rédactions : introduction, développement et conclusion. Mais chacun s’exprime comme on lui a appris à le faire si tant est que cet apprentissage eût eu lieu et dans les normes. Reconnaissons quand même que la bonne expression n’est pas l’apanage exclusif de ceux qui sont bardés de titres. Si ces ingrédients indispensables ne sont pas ressentis au cours de la lecture alors c’est que le sujet n’a pas été bien maîtrisé, mal cerné ou ne sert que d’alibi, comme nous venons d’y faire allusion et pour lequel l’art est remisé au profit d’une discutable manière. S’en suit alors une difficulté à l’exprimer clairement, entraînant une lassitude du lecteur et c’est malheureusement le cas. L’absence totale de sous-titres, les redites et la présence de petits passages n’ayant aucun lien avec ceux qui les précèdent ou les suivent, quant à elles, n’arrangent pas les choses. Plus grave, quoique finalement compréhensible, est l’inexistence totale des sources utilisées ce qui trahit une absence de qualification ou soit que les sources utilisées ont paru à l’auteur peu crédibles et il se devait d’en faire la critique, soit qu’il s’agit d’un inédit ce qui est impossible.
Sur le fond : quand on examine attentivement le texte on s’attend à un récit historique sur Sidi Soulaïmane Ben Abdellah Al-Kamil. Or, si l’on se réfère à ce que tous les historiens ont écrit, un tel récit ne peut excéder, dans un style concis, une poignée de pages tout au plus, très peu pour faire un livre et pas assez pour faire un article d’une page entière de journal. Le personnage qui fait le titre se taille, dans un indescriptible cafouillage, une toute petite part dans ce récit car l’auteur commence et finit par un procès qui ne dit pas son nom à tous ceux auxquels il fait allusion sans les nommer et sans préciser les griefs qu’il a contre eux. Quelques paragraphes parleront cependant, avec de longues redondances, de Sidi Soulaïmane. L’impression dominante est que l’auteur a voulu mettre en relief Tlemcen, ce qui est louable en soi, mais force est d’admettre que c’est un exercice extrêmement ardu à cause du gigantesque rôle que la capitale des Zianides a joué, avec plus ou moins de bonheur, dans tous les domaines à travers l’Histoire et notre auteur est tombé, malgré lui, dans le piège de celui qui, partant de rien pour ne pas dire autre chose, veut faire un monde ou de celui à qui l’on demande de redécouvrir que la terre est ronde et fonce dans la recherche tête baissée ; alors, forcément, « qui cherche le mieux peut trouver le pire » (Hugo). Mais Tlemcen (l’historique s’entend) peut–elle gagner plus de prestige que celui qu’elle a, depuis plusieurs siècles, quand on veut lui attribuer, par matraquage insidieux, ce qu’elle serait la première à refuser? Si telle a été la vraie motivation de l’auteur, et tout l’article tend à le confirmer, alors le gâchis est total car il y a eu erreur sur le choix des matériaux utilisés, la méthode choisie et le style pour exprimer l’ensemble. Un premier constat ? Tlemcen restera toujours Tlemcen, haut lieu de l’Histoire chanté par les plus grands et un des beaux poèmes qui lui est dédié par l’Emir, commencé par lui et terminé par un de ses proches compagnons en est une des nombreuses preuves.

Qui fut Sidi Soulaïmane ?

Dans sa جمهرة أنساب العرب Kitab Jamharat ansab el-‘Arab ( Anthologie des généalogies des Arabes) bien qu’il y cite les Berbères, les Hébreux et les Perses, Ibn Hazm, né à Cordoue le dernier jour du mois de Ramadhan 384 (7 novembre 994) et mort à Niebla, près de Huelva, face à l’Océan, le 27 / 28 Chaâbane 456 (15 juillet 1064) rapporte que Soulaïmane était un des cinq fils de Abdellah Al-Kamil, fils d’El Hassan EL Mouthana, fils d’El Hassan es-sibt-et non sabt comme l’écrit l’auteur de l’article-( le mot sibt étant usité, en arabe pour désigner, entres autres, le petit-fils, fils de la fille pendant que hafid (حفيد) désigne le petit–fils, fils du fils ), fils de Ali Ibn Abi Talib, gendre du Prophète (3). Ses quatre frères étaient Idriss, futur fondateur à Volubilis (Oulili en arabe) de la dynastie qui portera son nom et qui allait durer de 172 à 375 (788 à 985) soit presque deux siècles- avec une éclipse de quelque 24 années avec l’avènement d’Ibn Abi el Afia -, Mohamed En-Nafs Ez-Zakiyya (l’Ame Pure) dont descend, entre autres, la dynastie alaouite fondée par Moulay Chérif Ben Ali, dans le Tafilalet au Maroc, en 1631, voilà presque quatre siècles, Ibrahim et Yahya. Ibn Hazm ne cite pas Moussa et Aïssa qui fut le seul à ne pas avoir eu de descendance. Ce dernier nous laissa une information capitale sur le sort de son frère Soulaïmane que nous examinerons plus loin. L’énumération concernant les noms des cinq frères n’est pas propre à Ibn Hazm. On la retrouve chez presque tous les auteurs qui ont écrit sur l’Histoire ou sur les généalogies. La facilité de la lecture de l’œuvre citée d’Ibn Hazm nous a conduit à commencer par lui. En effet dans sa Jamhara, et notamment en page 45, il affirme que Soulaïmane a été tué dans la bataille de Fakh, près de la Mecque. Quant à Tabari, l’exégète du Coran, (224-310 / 839-923), dans sa chronique (4), et plus précisément à la page 1691 du tome 5, il confirme que Soulaïmane a bien été tué dans la bataille citée « qui eut lieu Youm ettarouia, » c’est-à-dire le 8 Dhoul Hijja 169 (11 juin 786), jour où les pèlerins quittent la Mecque pour Mina.
Dans son Kitab El-Istiqça (5) كتاب الإستقصا في أخبار دول المغرب الأقصى , l’historien marocain Ahmed En-Naciri Es-Slaoui (1250 / 1835 – 1315 / 1897) fait le même récit qu’Ibn Hazm et Tabari en ajoutant, comme le fait également Ibn El Athir, que plus de cent têtes furent tranchées au cours de la bataille de Fakh et, celles d’El-Housseïne ( ben Ali ben El-Hassan, Ben El-Hassan el-Mouthana) et de son oncle paternel Soulaïmane, furent rapportées au Calife El-Hadi ben Mohamed El-Mehdi ben Abi Jaâfar El-Mansour qui, satisfait du résultat de la bataille, condamna quand même l’acte de décapitation.

Cette information rapportée par quatre auteurs dont les deux premiers et le dernier cités ont une certaine prééminence dans l’Histoire de l’Islam pris dans son acception géographique, ce qui n’enlève rien au mérite du troisième, est aussi précisée par d’autres historiens.
En voilà déjà quatre qui nous apprennent que Soulaïmane, comme une centaine (5) de membres de sa famille, est bien mort dans la bataille de Fakh. Il y en aura d’autres, beaucoup d’autres.
Quant à Ibn Khaldoun, dans Kitab el-Ibar (6), il écrit qu’après la bataille de Fakh, Idriss, grâce à son affranchi Er-Rached et à des complicités inespérées au Caire, put rejoindre, le 1er Rabi’I 172 (août 788), au Maroc la tribu des Aurébas (originaires des Aurès qu’ils ont fuis suite aux guerres avec Koceïla) sans signaler un quelconque accueil à Tlemcen par son frère Soulaïmane qui, selon l’auteur, s’y trouvait déjà. (En-Naciri affirme également qu’Idriss y a passé quelques jours ce qui est vrai). Un tel détail, pour important qu’il fût et sur lequel nous reviendrons, n’aurait pu être occulté par Ibn Khaldoun.
Une année après avoir obtenu le serment d’allégeance – le 4 Ramadan 172 / 5 février 789 – des tribus qui avoisinaient Oulili, qui, contrairement à ce qu’écrit l’auteur, ne se trouve pas près de Tanger – bien qu’elle en dépendait à l’époque concernée – mais près de Zerhoun qui, elle, ne se trouve pas dans la région de Fès mais à 20 / 25 km au nord de Meknès surplombant la ville romaine de Volubilis, Idriss, après avoir puissamment établi son pouvoir au Maroc, marcha sur Tlemcen, en 173 (789 / 790), alors gouvernée par Mohamed Ibn Khazer,Ibn Hafs, Ibn Soulat le Maghraoui (dont le père Wazmar embrassa l’Islam sous Abdellah Ibn Saad Ibn Abi Sarh). C’est au cours de ce déplacement qu’il posa les fondations de la Mosquée (en Safar 174, sans précision du jour, ce mois s’échelonnant du 19 juin au 17 juillet 790) dont la chaire porte une inscription écrite à l’occasion de son édification. Là aussi Ibn Khaldoun ne parle pas de la présence de Sidi Soulaïmane. Ce qui précède se trouve dans le tome II du Kitab el-Ibar (pp 559-563). Or, dans le tome III, page 229, Ibn Khaldoun écrit : « Idris I régnait encore, quand son frère, Soleiman-Ibn-Abd-Allah, vint le trouver après avoir quitté l’Orient. » En-Naciri confirme qu’Ibn Khaldoun a bien écrit ce qui précède et ajoute que ce « même auteur (Ibn Khaldoun), d’accord avec Aboul Fida » (672-778 / 1273-1331), émir syrien de Hama, géographe et historien, « déclare que Soulaïmane ben Abdellah ben Hassan fut tué à la bataille de Fakh et que sa tête fut ramassée avec celles des autres morts. »
Ainsi, selon En-Naciri, Ibn Khaldoun a dit une chose et son contraire. Ce fait relève, à notre avis, du devoir qu’a l’historien de citer toutes les informations, même contradictoires dont il peut disposer, ce qui n’a échappé à aucun spécialiste. Dans le cas, très improbable pour ne pas dire tout simplement impossible, où c’est Soulaïmane qui vint trouver Idriss, il est implicitement exclu que le premier nommé, à moins qu’il n’eût pu jouir d’un don d’ubiquité, fût à Tlemcen « pour soutenir une campagne en faveur de Ahl Al-Bayt ». Quant à Mohamed Ben Abdeljalil Tanassi (de Ténès), dans son livre controversé « Histoire des Bany – Zayyan Rois de Tlemcen », écrit trop complaisamment sur leur très discutable voire impossible qualité de Chorfa (ce qu’a remarquablement analysé et démontré l’ancien Directeur de la Bibliothèque Nationale, le regretté Mahmoud Bouayad – de Tlemcen – dans une décortication poussée dudit livre, publié en 1405 / 1985, et n’ayant pas de précédent dans l’Histoire), soutient que c’est quand il apprit la mort d’Idriss que Soulaïmane décida de venir au Maghreb. Cette assertion nous éloigne encore plus de l’affirmation selon laquelle Soulaïmane se trouvait à Tlemcen quand son frère arriva au Maroc.
L’avant dernier paragraphe pose un sérieux problème : il tient dans l’attitude d’Ibn Khaldoun sur l’existence physique de Soulaïmane à Tlemcen. Il y a des explications à cela. Nous en avons cité une plus haut mais leur nombre est tel qu’il nous ferait dévier du cours que nous avons voulu pour cette mise au point. Aussi nous nous rangerons du côté de l’écrasante majorité des historiens qui soutiennent que Sidi Soulaïmane est bien mort à Fakh et c’est son fils Mohamed qui prit les destinées de Tlemcen sur instruction d’Idriss II (né le 3 Rajab 177-14 octobre 793 et mort le 2 Joumada II 213 -18 août 828). Il y séjourna trois années, de 199 / 814- à 202 / 817, auprès de son cousin et ce séjour n’est pas étranger à ce que la moitié du Maghreb central allait connaître sur les plans de la paix et du développement sous le règne des Soulaymaniyine.
Une autre preuve, irréfutable celle-là, de la mort de Soulaïmane à Fakh existe. Notre auteur signale que « Sidi Slimane est le frère de Idriss et de Issa qui ont la même mère, Atika Al-Makhzoumiyya » ce qui est vrai. Or, les historiens nous apprennent qu’après la bataille de Fakh, Aïssa, composa un poème funéraire dans lequel il dit notamment :
فلأبكين  على الحسين بعولة وعلى الحسن
وعلى ابن عاتكة الذي واروه ليس لـه كفن
“Je pleure en gémissant sur El-Hoseïn et sur El-Hassan
Ainsi que sur Ibn Atika qu’on a enseveli sans linceul”.

Donc, des trois frères, tous fils de ‘Atika, celui « qu’on a enseveli sans linceul » ne peut être que Soulaïmane puisque, après la bataille, l’un des trois (Aïssa) composa le poème et l’autre (Idriss) partit pour le Maghreb. Ces vers sont cités par Aboul Faradj El-Asphahani (284-356 / 897-967), auteur du monumental « Kitab El Aghani », dans son livre « Maqatil Et-Talibiyine » (مقاتل الطالبيين) qu’on peut traduire par « Le massacre des Talibiyine », Talibiyine désignant la descendance de Ali Ibn Abi Talib. Tous les Martyrs sont connus avec une rare précision y compris, pour certains d’entre eux, les généalogies de leurs mères ! Ces vers sont repris par tous les plus grands historiens. Quant à Fakhreddine Razi (né à Rayy en 543 / 1148 – mort en 606 / 1209 à Hara), figure exceptionnelle de l’Islam, auteur de l’une des plus importantes exégèses du Coran, dans son livre « Ech-chadjara al moubaraka fil ansab ettalibiya » (l’Arbre béni des généalogies des Talibiyine الشجرة المباركة في الأنساب الطالبية), il affirme que Soulaïmane avait un cinquième frère, Moussa El Jaoun (Moussa le brun). Ce Moussa serait l’ancêtre de l’illustre Saint Sidi Abdelkader El Jilani d’après les propos de Abdesslam Ben Tayeb né en 1058 / 1648, dans son livre « Mounassabatoun lin – Nassab el Karim » (مناسبة للنسب الكريم) écrit en 1089 / 1678 et selon également les fortes présomptions d’un bon ami. Razi confirme la mort à Fakh du premier nommé (Soulaïmane) et celle de son frère Yahia, en prison, à Baghdad, sous le Califat de Haroun Er-Rachid, ce que nous allons voir en détail. Il nous apprend également que Soulaïmane n’a eu que deux fils : Abdellah qui n’eut pas de descendance et Mohamed qui eut dix héritiers. C’est ce dernier qui optera pour Tlemcen.
Ibn Abi Zar’, l’andalou, composa à la Cour de Fès en 1326 son « Raoud el Kirtas » (le Jardin des Feuillets) (روض القرطاس) où il reprend cinq siècles et demi d’histoire du Maroc (et de l’Andalousie) qui ont connu cinq dynasties dirigées par quarante-deux Emirs en commençant par le premier : Idriss. Ce livre a été traduit en allemand, portugais, espagnol, latin et, en français, pour les besoins de la cause coloniale, par le vice-Consul de France au Maroc, Auguste Beaumier, en 1860. Ibn Abi Zar’ est l’un des rares à parler de la venue de Sidi Soulaïmane à Tlemcen. Quoique reconnu comme érudit maîtrisant, entre autres, le Fiqh et le Hadith, son livre recèle de nombreuses inexactitudes. A ce sujet, il désigne les Idrissides comme Houssaïniyine alors qu’ils sont Hassaniyine ; c’est ainsi qu’en parlant de la descendance de Abdellah El Kamil, il mentionne que ce dernier est fils d’El Houssaïne, fils d’El Houssaïne fils de Ali et ce, en maints endroits, ce qui est faux. De plus il lui cite un septième fils : Ali qui a bel et bien existé ce qui donne à Soulaïmane un total de six frères. Son récit, dans lequel figure même l’usage d’au moins un Hadith apocryphe dont il est admis que celui qui y recourt n’est pas éligible au témoignage, est à exclure ou doit être lu avec de grandes précautions. Dans le même livre il souligne que Soulaïmane a eu de nombreux enfants alors que Razi ne parle – comme beaucoup d’autres auteurs d’ailleurs – que de deux, ce que nous venons de dire à la fin du précédent paragraphe.

….à suivre: jeudi 27 Octobre 2011

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