La musique andalouse, passé et présent

Quel heureux présage de retrouver Al-Andalus dans un rôle qu’elle joua avec panache dans le concert de l’histoire des peuples de la Méditerranée, cette « machine à fabriquer de la civilisation » ! Ses poètes ont été admirés à travers l’immensité culturelle du Monde, et sa nawba  a offert le joyau des formes savantes à l’histoire universelle de la musique…

Les abeilles ne donnent pas seulement le précieux miel, magique remède à tant de maux. Elles jouent un rôle éminemment important dans la pollinisation.

L’Islam, véritable catalyseur, a permis le développement, à l’instar des sciences, d’un Art musical qui devait rayonner sur l’ensemble du monde arabo-musulman. Déposé sur les rivages méridionaux de la Méditerranée, après la chute de Grenade en 1492, dernier bastion arabe sur la péninsule ibérique, cet art musical va trouver refuge dans les grandes cités du Maghreb : Fès, Tlemcen, Alger, Béjaïa, Constantine, Tunis…, autant d’écrins qui vont garder jalousement l’Art d’une civilisation prestigieuse.

Les andalous ont joué un rôle capital dans la diffusion des musiques qu’ils ont charriées à travers le monde, et chaque ADN musical porte les identifiants de leurs multiples errances. Mieux, et bien avant les autoroutes de l’information numérique, (et sur l’obstruction desquelles dictateurs et démocrates se rejoignent allègrement), ils ont été de véritables courroies de transmission entre les peuples. Ce fut le temps où le  voyage était  une initiation, une immersion et  enfin un sacerdoce.

Cette immersion a nourri les ragas de l’Inde, le violon tzigane, la guitare manouche, la gamme hongroise et les plaintes gitanes… Ces influences ont nourri notre musique et elles se sont abreuvées à sa source.

Consubstantielle au partage, l’estime de soi ouvre la voie vers l’autre, se  renforce par la connaissance de soi parmi les autres, et nécessite une introspection sans la moindre complaisance.

Notre musique regorge de mystères mais trop peu de documents exploitables nous sont parvenus quant à la réalité et à la pratique de cette musique, et les témoignages des sources les plus  autorisées nous  présentent des tableaux quasi contradictoires.

Aux différentes formes de corruptions qui mettent son existence en péril, comme en écho à cette funeste équation des temps modernes, répondent  les diverses  formes de chauvinismes qui jettent l’autre en pâture. Et l’ignorance est grande quant à l’apport de ces infatigables voyageurs qui nous disent notre inhumaine insensibilité, et son lot d’accumulation qui plastronnent la planète. « Que l’ignorance engendre de maux… », Disait l’Emir Abdelkader, ce sage entre les sages. Ces maux contre lesquels le miel est impuissant.

La comparaison, tentée maintes fois, entre architecture et musique a donné lieu en général à des formules simplettes du genre « l’architecture est une musique figée ». On ne s’est pas privé non plus d’enregistrer que les œuvres de la « grande » musique occidentale s’étaient peu à peu indurées en objets, et que la complexité de leur architectonique autorisait que l’on parlât à leur propos de constructions et de bâtis. L’architectonique n’est-elle pas ce lien inaudible entre la structure et la construction, lien qui résulte de l’expression tectonique, à savoir son image, son sens ou les messages qu’un bâtiment véhicule ?

Fallait-il pousser plus loin les allégories ? On s’estimait d’autant plus apte à le faire qu’un certain pythagorisme avait entrainé les esprits à découvrir un peu partout des relations d’harmonie entre le macrocosme et les différentes échelles microcosmiques : pourquoi les rapports entre intervalles musicaux et proportions architecturales eussent-ils échappé à la règle ? La musique, d’autre part, ne s’est érigée que progressivement en art autonome : elle n’intervient guère en tant que telle à l’aube du christianisme, dont les offices sont parlés ou déclamés avant d’être chantés ; c’est à des préoccupations liturgiques plutôt que musicales que l’on doit la géométrie pentagonale de la nef byzantine de Sainte-Sophie de Constantinople, ou des cinq coupoles de Saint-Marc de Venise, en correspondance avec l’articulation des cinq parties de la messe (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei). Et, pourtant, un Spengler s’extasiera, un jour, devant l’apparente proximité entre le plan de certaines églises baroques du 18è siècle en Bavière et les quatre parties symétriques de la fugue à quatre voix en ut majeur de Jean-Sébastien Bach : tout se passe comme si le musicien n’avait eu de cesse qu’il ne palliât l’imparfait retard de rigueur numérologique, qui le frustrait au départ, face à l’architecte.

C’est, en effet, sous l’égide du nombre que les architectes d’abord, les musiciens ensuite et les historiens en dernier, ont essayé de rapprocher les lois de composition architecturale avec les préceptes de la théorie musicale. Nombre sonore, ou mieux : laproportio découverte par Pythagore à l’écoute d’un forgeron. 1 : 2, 2 : 3, 3 : 4 – diapasondiapentediatesseron : par la ratiomathématique qui établit correctement les rapports des parties, on entend résonner l’harmonia d’Apollon et ses Muses ainsi que la structure architecturale du cosmoshumano et mundano.

Dans son ouvrage sur « Eupalinos ou l’Architecture », Paul Valéry invoque le souvenir de cet ingénieur de la Grèce antique, constructeur du temple d’Artémis, qui réussissait à faire « chanter les édifices » et l’entraîne dans une réflexion sur la beauté et sa nécessaire insertion dans les formes sensibles. Socrate y développe l’analogie proposée par Eupalinos entre l’architecture et la musique, les deux seuls arts « qui enferment l’homme dans l’homme » en l’enveloppant dans la totalité d’un espace créé.

Plus proche de nous, Métastasis  de Yannis Xenakis  (1954) en est une œuvre emblématique. Celui-ci parvient à synthétiser musique, architecture et mathématiques afin de créer une musique nouvelle constituée de masses sonores construites grâce aux mathématiques. Pour lui, il s’agit de mettre en pratique une relation directe entre musique et architecture

Tel que saint Augustin semble l’avoir affirmé, musique et architecture sont donc perçues comme sciences sœurs : les seules au Moyen Âge à illustrer d’une manière inséparable le rapport entre théorie et pratique.

Dans les palais de l’Andalousie, aux beaux patios fleuris et aux jardins luxuriants parant les cours ombragées, la lumière, l’eau et les végétaux sont agrégés aux édifices et ont un usage à la fois fonctionnel et esthétique. Les jeux d’ombres y génèrent des motifs géométriques sur le sol et viennent s’ajuster aux belles fontaines pour créer une atmosphère magique propice à l’intelligence.

Des califes s’y succédèrent et l’activité intellectuelle fût, pendant des siècles, le trait dominant d’une élite jalouse de son patrimoine. L’honnête homme andalou avait indiscutablement un penchant pour la musique, la poésie, les jeux de l’esprit; il cultivait l’amour des sciences, des livres et la pratique religieuse. Des émirs, tels qu’Abderrahmane II, Abderrahmane III et Al-Hakam II,  furent eux-mêmes de grands érudits qui s’entourèrent de savants. Ils firent traduire les principales œuvres grecques et édifièrent des mosquées où l’on enseignait la religion et la jurisprudence. Certains furent même de grands poètes comme le roi Al-Mutamid de Séville.  On créa aussi des bibliothèques publiques et privées, ce qui traduit bien la portée culturelle de cet empire. La prose et  la poésie furent deux disciplines hautement valorisées par les andalous, amateurs de la beauté, de l’esthétique et de la nature. L’époque des Taïfas fut un chaos politique mais encore une période de décentralisation du pouvoir qui jusqu’alors se concentrait à Cordoue.

A côté du roi poète Al-Mutamid, il faut citer Ibn Zaydun (1003-1071) et son aimée, la princesse Wallada, ainsi que All-Ramadi (m. 1015) et, quelques siècles plus tard, Ibn Zamrak, le poète du XIVe siècle qui inscrivit ses vers dans les murs de l’Alhambra. La forme la plus cultivée et élégante de la poésie fut la qasida, à côté de formes plus populaires appelées muwashahat et zajal, dont l’auteur le plus réputé fut Ibn Quzman (XIIe siècle), dont la renommée s’étendit jusqu’à Bagdad.

La langue arabe était, à cette époque, la langue scientifique par excellence. De plus, elle était synonyme de raffinement et d’érudition. L’arabe était non seulement étudié et parlé par les musulmans mais aussi par les mozarabes (chrétiens sous domination musulmane) et les juifs, communautés très actives dans la vie publique. Les poètes écrivaient les muwashshahat, les azdjales et les noubats; ils composaient des poèmes remarquables faisant extérioriser les sentiments les plus profonds de leurs auteurs. Leur vocabulaire exquis et riche permettait une authentique approche de la réalité, de ce que ressentait, assurément, le poète : nostalgie, beauté, amour, nature, satire. Chaque mot de chaque poésie avait un sens très précis qui s’accordait foncièrement avec l’idée que voulait exprimer le chantre.

Arthur Stanley TRITTON, historien britannique et spécialiste de l’islam, ne disait-il pas : « Le poète arabe examine le monde à travers un microscope. IL s’intéresse aux plus petites particularités des lieux ou des animaux et fait de la poésie, de la géologie et de l’anatomie versifiées, quelque chose d’intraduisible ». Ces poèmes devaient être singulièrement chantés. Il fallait par conséquent leur associer une musique adéquate, exprimant les mêmes sentiments que ceux dits par les mots.

La musique, même si elle ne fut jamais un genre particulièrement apprécié en l’Islam, fit cependant son chemin inéluctablement. Cette période arabo-andalouse vit l’avènement de grands musiciens qui marquèrent la théorie et les pratiques musicales. Nous citons deux d’entre eux : Ibrâhîm Almawcilî (743-806) et son fils Ishâq (767-850) surnommés, respectivement, « le Paradis de la terre » et « la mer des chanteurs ». Ceux-ci donnèrent une incontestable impulsion à la musique et entreprirent de Ibn Quzman la classer, la répertorier.

En 822, Abou al-Hassan Ali Ibn Nafî, dit Ziryâb, esclave persan affranchi, fuya Baghdâd, par crainte des représailles de son maître Ishâq al Mawcilî qui prit ombrage, car le sultan Hâroûn Errachîd, à qui il fut présenté, était conquis par la voix et l’exécution de cet élève. Il arriva à Cordoue, l’une des capitales de l’Espagne Musulmane, qui fut un foyer de la musique arabe médiévale, où il fonda la tradition arabo-andalouse qui se répandit très vite jusqu’au Maghreb en passant par Tétouan, Fez, Tlemcen, Alger, Béjaïa, Constantine et Tunis.

Ainsi, naquit la légende de ce « merle noir » (comme on le baptisait en ce temps-là) et de son luth d’argent auquel un ange aurait ajouté aux quatre cordes, représentant les éléments naturels, une cinquième en intestin de lionceau, celle de l’âme. Puis, faisant bonne mesure, il aurait remplacé le vulgaire slecte de bois par un slecte affiné, taillé dans une plume d’aigle.

A l’exception de quelques ethnomusicologues (tels Abdelmalik Merouani) qui doutent formellement de son existence, la plupart des chercheurs sont unanimes pour dire que l’apparition de Ziryâb en Andalousie a foncièrement changé l’histoire de la musique arabe dans l’Ouest du monde musulman. Dès son arrivée en Espagne, ce dernier aurait fondé à Cordoue un conservatoire où il aurait donné lui-même, aidé de ses 10 enfants et aussi de quelques disciples tels Motâa, Massabih, Ghislaine et Hnida, un enseignement de musique arabe.

L’histoire dit, selon Al-Maqqari, que Ziryâb avait dix mille airs de musique et autant de poèmes. De plus, il connaissait la géographie, la médecine et la philosophie. Il aurait rajouté de nouveaux modes pour créer ces 24 Noubas, qui régentent cette musique modale, correspondant aux 24 heures de la journée. A chaque heure du jour et de la nuit correspond un mode de la musique andalouse. Il légua ainsi à l’Andalousie un répertoire immense de chants que les générations se transmirent jusqu’à nos jours.

Force est de constater, cependant, que peu de référents évoquent son histoire. Le premier fût durant, de longs siècles, l’ouvrage d’Al Maqqari (1591-1632) intitulé « Nafh al-tib min ghusn al-Andalus al-ratib wa-dhikr waziriha Lisan al-Din ibn al-Khatib ». Cette œuvre monumentale relative à l’histoire d’Al Andalus a été écrite plus d’un siècle après la chute du dernier royaume musulman et a mis en relief le novateur Ziryab, initiateur de cette nouvelle forme musicale appelée « nawba », une suite en quatre mouvements.

Deux autres écrits,  moins généralistes et bien plus anciens que « Nafh attîb » : Les Délices des cœurs par les perceptions des cinq sens, d’Attifasi (1184-1253) et le « Recueil des arts et distraction du consterné » d’Attahhân (11ème).  Ceux-là divergent sensiblement d’Al Maqqari sur la pratique et les connaissances musicales d’Al Andalus tout en remettant en cause le sacro-saint mythe des 24 nawba rattachées au découpage de la journée. Par contre, tous deux semblent s’inscrire dans le cadre commun des spéculations intellectuelles et abstractions mathématiciennes en vogue après le monumental legs d’Al Farâbî et Al Kindî, le ” philosophe des Arabes “. Ce dernier a représenté une autorité incontestée dans le domaine musical.

Cette situation a vraisemblablement contribué à l’émergence d’une « littérature » dont la tendance la plus répandue va à l’histoire de cet art où le mythe rejoint allègrement les réalités conjoncturelles avec cette virtuosité de la palabre complètement libérée par… l’absence criante de documents historiques fiables.

Il est néanmoins une réalité que l’anthropologie musicale devra combler, un jour, en amendant les insuffisances de la tradition orale pour éviter le risque de l’oubli et permettre la relecture d’une musique pensée en d’autres temps et places.

Ainsi, la musique andalouse est une œuvre savante, l’aboutissement d’une synthèse considérable à l’échelle du monde musulman, et qui eut comme berceau l’Andalousie. Le terme « Andalousie », vient du mot arabe « al-Andalus » qui lui-même provient du mot wisigoth « Landahlauts », et  « Vandalusia », nom que les Vandales lui donnèrent au Ve siècle, désignant  un pays qui   couvre une grande partie de la péninsule Ibérique, l’Espagne et le Portugal actuel.

La musique andalouse est le résultat d’un métissage entre la musique arabe venue de l’Orient, la musique afro-berbère du Maghreb et la musique pratiquée dans la Péninsule Ibérique avant l’année 711, date à laquelle Târiq Ibn Ziyâd traverse le détroit pour conquérir l’Andalousie. Cette région, en effet, terre de brassage entre plusieurs civilisations, donne lieu à une éclosion sans précédent d’un art musical qui connaît un développement fulgurant pendant plus de huit siècles aussi bien en Andalousie qu’au Maghreb.

Après le décret d’expulsion des Morisques, en 1609, et leur exode massif au Maghreb, cet art perdure grâce à l’intérêt que lui portent les autochtones et donne naissance notamment au flamenco. Il laisse par ailleurs des empreintes indélébiles dans différents folklores et dans l’imaginaire populaire espagnol. Le Maghreb, quant à lui, devient l’unique défenseur et continuateur de cette tradition musicale jusqu’à présent.

Dans l’Espagne Wisigothique, se pratiquait une musique liturgique chrétienne qui se développait au contact des cultes byzantins, gallicans, ambrosiens et bénédictins qui coexistaient alors en Méditerranée. L’essor musical de Séville, encouragé par Saint Isidore, a favorisé le développement de plusieurs grandes villes comme Palencia, Saragosse et Tolède. La réforme grégorienne, initiée par le pape Saint Grégoire au début du VIIe siècle, a connu une certaine résistance de la part des Espagnols. Cette réorganisation du culte et du chant s’est implanté surtout en Catalogne grâce à l’influence de Charlemagne (764-814) qui avait instauré en France la loi romaine qui incluait la réforme liturgico-musicale. Mais l’Andalousie est restée à l’abri de cette influence durant bien des années.

Dans cette Espagne d’avant la conquête arabe, existait également une musique profane. C’était une musique de divertissement qui se jouait à l’occasion des cérémonies de mariage au cours desquelles se mêlaient la musique, le chant et la danse. Les mélodies païennes ballimatiae étaient également pratiquées dans le cycle naturel de la vie et de la mort. Pour dresser un obstacle contre les textes non chrétiens, l’église avait prohibé, par la suite, les chants et les danses qui accompagnaient le défunt jusqu’à sa tombe. Cette attitude hostile à l’égard des autres cultures a abouti à l’anéantissement des mélodies.

En ce qui concerne la musique dans la Péninsule Arabique, il est démontré qu’elle était constituée d’un mélange de plusieurs courants civilisationnels. Des écrits d’avant l’avènement de l’Islam mentionnent l’existence, entre autres, de marchés de « qaynas », poétesses et musiciennes qui feront partie de la tradition littéraire et qui se propageront grâce aux ruwât (récitants), sorte de troubadours et de jongleurs.

Les chants à caractère religieux étaient le Tahlîl   et la Talbiya. Ils relevaient d’un rituel magique et se pratiquaient autour de la Ka’ba. La musique s’inscrivait dans le cycle vital de l’homme : prières, chants de guerre, élégies funèbres (Nawâh), mariage, naissance, etc. Les autres genres en vogue sont une sorte de mélopée chantée par les caravaniers pendant la traversée du désert, le Nnaçb, variante du Huda ; réservé aux cérémonies familiales, le Hazaj, constitué de vers chantés accompagnés d’instruments comme le duff (tambour sur cadre) et le mizmâr (flûte).

Après l’avènement de l’Islam, la culture arabe s’était enrichie au contact des civilisations perse et gréco-romaine. Sous le règne des Umayyades (661-750) des musiciens d’origines diverses développaient l’art musical à Médine et à la Mecque. Les plus célèbres sont Yûnus al-Kâtib, ‘Azzâ’ al-Maylâ, Ibn Misjah, Ibn Surayj, Ibn Muhriz et Ma’bad. Entre 750 et 847, les rois Abbassides al-Mahdî (775-785) et Hârûn al-Rashîd (786-809) avaient fait de Bagdad le centre du monde musulman.

S’agissant de la musique afro-berbère, il est manifeste qu’elle a eu un grand impact sur la musique arabo-andalouse sur les plans de la rythmique et du système pentatonique des gammes. Cela s’explique par le fait que le Maghreb était un lieu de passage obligé pour les artistes et les hommes de lettres andalous et orientaux.

Aussi, la musique andalouse est-elle le brassage de trois éléments à savoir une musique locale Ibérique ; une musique apportée par des musiciens venus du Moyen-Orient, et une  musique maghrébine apportée par des Berbères.

Cette fusion entre les pays de l’est et de l’ouest de la méditerranée donnera l’élan au développement de l’art musical Moyen-Oriental et Occidental qui ne manquera pas d’influencer les Cantigas de Santa Maria du roi Alphonse X de Castille, du flamenco et des troubadours. Cette musique aura également une influence notoire sur la musique occidentale contemporaine, notamment sur les œuvres de Camille Saint-Saëns, conséquemment à ses contacts avec des musiciens maghrébins, tels l’algérien Mohamed Sfindja.

Sous la Dynastie Almoravide, la musique andalouse connait une grande vogue au Maghreb. L’histoire a conservé les noms d’un certain nombre de compositeurs andalous qui s’y sont établis à cette époque, tels Ibn Baja (surnommé Avempace), vizir de Yahya Ibn Youssef Ibn Tachfine « à qui sont dus, selon l’historien Ali Ibn Saïd, les airs les plus réputés en Andalousie ». Parmi ces compositeurs figurent également Aboul Houssaïn Ali Ibn al-Himara al-Gharnati, disciple d’Ibn Baja et Aboul Abbas al-Moursi…

Au contraire, avec l’avènement des Almohades, la musique andalouse tombe en discrédit, à cause du caractère puritain et austère de leur doctrine. Ibn Toumert, fondateur de la Lignée, incitait ses partisans à détruire les instruments de musique. D’après le chroniqueur Ibn Idhari, dans son livre al-Bayane al-Moghrib « Le Calife Yakoub al-Mansour ordonna d’arrêter les chanteurs et de les incarcérer partout où on les trouvait; ils furent obligés de se déguiser et se dispersèrent à travers le pays. Le marché des Qayna tomba dans le marasme, tant la demande était faible ». Ces mesures ont obligé la musique andalouse à s’escamoter derrière les « madîhs », cantiques en l’honneur du Prophète, qui devaient connaître par la suite un engouement particulier. Ces cantiques étaient composés sur des modes traditionnels et puisaient leur inspiration de la musique andalouse.

Abd Arrahman Ibn Khaldûn, en bon précurseur de la Sociologie, nous fournit des renseignements précieux relatifs à cette musique au temps des Mérinides : une grande partie du répertoire semble avoir été perdue, ce qui en subsiste appartient à l’école de Séville. Mais après la chute de Grenade, cette musique connaît un nouvel essor : elle s’enrichit de l’apport des réfugiés grenadins dont la majorité vient s’établir au Maghreb. La chute de Grenade, ainsi que les interventions armées des Chrétiens sur le sol nord-africain, provoquent, sous le règne des Wattassides et des Saâdiens, un regain de conscience et aboutit à la fondation de nombreuses « zaouïas ». Ce sont des foyers d’enseignement du soufisme. La récitation du Coran, le chant des madîhs, les cérémonies du « dhikr » font partie de cet enseignement et tirent leurs éléments musicaux du riche répertoire andalou.

Le chant religieux semble avoir prévalu sur le chant profane durant cette période.
Sous la Dynastie alaouite, au Maroc, la musique andalouse jouit d’un mécénat qui favorise de nouveau son épanouissement et permet l’éclosion de nombreux talents remarquables. Des recueils de chants andalous font leur apparition; le plus célèbre est celui de Mohammed El Haïk, paru en 1800, et qui est resté, jusqu’au début de ce siècle, la principale source de renseignements sur la musique andalouse.

Remarquons, toutefois, que la chute de la dynastie des Banî al-Ahmar, en 1492, ne met pas un terme aux us et coutumes des musulmans, bien au contraire. En ce qui concerne notamment le legs musical d’al-Andalous, des archives démontrent qu’il perdure. Les morisques, ministriles et zambreros sont toujours sollicités par les chrétiens pour participer à la vie musicale à l’occasion de fêtes sacrées et profanes.

Certes, cette convivialité est quelque peu menacée par l’église catholique qui tente de réduire l’influence des Musulmans. Mais, en 1532, la reine Isabelle la catholique intervient afin d’apaiser l’animosité de l’archevêque de Grenade à l’encontre des Morisques. Pour échapper au climat de tension qui régnait tout de même à Grenade, de nombreuses familles se réfugient dans les montagnes environnantes.

Après la promulgation du décret d’expulsion des Morisques par Philippe III, en 1609, la plupart sont contraints de quitter l’Espagne pour rejoindre les côtes maghrébines. Mais certains d’entre eux, les plus téméraires, restent en Andalousie en prenant soin toutefois de cacher leur identité. Pour se mettre à l’abri des persécutions, ils décident de s’intégrer à la communauté des gitans.

Malgré les conditions de vie qui leur étaient imposées, les Morisques ont exercé une influence considérable sur le plan musical, comme en témoigne notamment l’exemple de Mahoma Mofferiz, maître fabriquant d’orgues et de claviorgues à Saragosse. En effet, les rois, les nobles et les hauts dignitaires ecclésiastiques de l’Europe accorderont beaucoup d’intérêt à ces instruments d’avant-garde. Cette influence s’exerce aussi sur les genres musicaux et poétiques. Comme il a été sus cité , on trouve des traces de la musique arabo-andalouse dans les chants des troubadours, les romances, la chanson andaluza, le flamenco, le folklore et même dans la terminologie. Ainsi, par exemple, les termes BuleríaZambraJota, Siguiriya, FandangoAlala, sont tous d’origine arabe.

Cela étant et faute de documents écrits, il n’est pas aisé de savoir à quel point la musique andalouse est restée fidèle à celle qui était en vogue dans l’ancienne Andalousie ; elle demeure d’une manière regrettable tributaire de la tradition orale et des règles rigoristes de la transmission qui assurent au cadre général mélodico-rythmique sa survivance et sa consécration. Elle est essentiellement modale et s’organise dans des structures solidement établies. Cependant une marge de liberté est permise à l’interprète qui développe une capacité d’improvisation personnelle. Dans les sociétés à coutumes musulmanes, la subjectivité consiste, pour chaque époque, à s’identifier à la tradition et à la ressentir par ricochet, comme faisant partie de la contemporanéité socioculturelle. L’improvisation (al-irtijâl) constitue une conséquence heureuse dans la formation de base reçue par le musicien traditionnel.

La structure générale de la nûba est néanmoins respectée afin de ne pas dénaturer l’édifice sur lequel elle est fondée. Pour réussir dans sa tâche le musicien doit connaître en profondeur la constitution du tab’ (mode) et les nuances du mîzân (rythme), maîtriser la technique instrumentale et accuser un goût raffiné pour l’ensemble de la civilisation d’al-Andalous. Une formation littéraire est souhaitable qui permettrait au musicien de parfaire l’organisation thématique des san’a et d’apprécier la métrique prosodique. La connaissance des règles du tartîl et du tajwîd (psalmodie et cantillation du Coran) facilite le découpage prosodique et syllabique sans altération de sens, perfectionne la prononciation phonétique de la langue arabe, facilite le contrôle de la respiration, amène à la graduation, la hiérarchisation et la maîtrise des mots selon leur contenu émotionnel et expressif.

Pour l’oreille d’un occidental, la musique arabo-andalouse est reconnaissable à son caractère typique, qui est dû à l’emploi de gammes spécifiques, les maqâmât (singulier: un maqâm). Mais comme chaque fois que quelque chose nous est étranger, nous ne faisons pas trop la nuance entre les divers courants de cette musique et nous entremêlons les indices. Or, comme toutes les musiques, la musique arabe d’Andalousie présente à la fois des caractères constants et des caractères de forte diversification. L’idée de musique arabe est une notion issue de la conscience moderne. En réalité, il y a plusieurs musiques arabes: algérienne, marocaine, tunisienne, libyenne, iraquienne, égyptienne. Il y a des musiques populaires et des musiques traditionnelles savantes. Celles-ci ont été développées par de grands compositeurs et philosophes qui ont reçu des influences sémitique, turque, indienne, persane et grecque (pythagoricienne).

Il est peut-être utile de rappeler à cette occasion que les Arabes ont été une civilisation brillante et cultivée, qui a développé la science et l’art et les ont diffusés en Occident pendant plusieurs siècles au Moyen-âge, en particulier grâce à des échanges fructueux avec les moines. Les moines y trouvaient des résonances avec leurs propres connaissances secrètes issues du celtisme et du druidisme, que l’église interdisait. Il y a une filiation de la connaissance entre l’Inde, les Celtes, l’Égypte, la Perse, la Grèce. C’est la connaissance, la même partout sous des formes adaptées.

Parmi les gammes arabes, nous pourrons citer la gamme Chadda Arabane, proche du mode mineur occidental, reprise aussi dans certains modes indiens, ce qui nous prouve les influences, les échanges, ou les ressemblances de l’âme humaine quel que soit le pays. On trouve aussi le mode de LA et la gamme tzigane.

Toutefois, ce qui pourrait nous paraître allogène dans les modes arabes c’est l’emploi de demi-bémols, notés par un bémol barré b et de demi-dièses. Le demi-bémol abaisse la note d’un quart de ton, et le demi-dièse élève la note d’un quart de ton. Mais qu’est-ce au juste qu’un quart de ton? C’est un intervalle plus petit que le demi-ton, mais pas forcément la moitié d’un demi-ton .

Par ses demi-bémols, la gamme Rast est intermédiaire entre la gamme majeure occidentale et le mode de RÉ:

D’autres gammes pourraient être ainsi mentionnées, mais le temps ni la circonstance ne nous y autorisent. Lorsque les compositeurs du Moyen-âge parlent de la gamme pythagoricienne, il ne s’agit probablement pas de la gamme mise au point par Pythagore lui-même. Beaucoup parmi ses disciples se sont emparés du problème et ont cherché à condenser les lois cosmiques des nombres dans la gamme, même plusieurs siècles après. De nombreux écrits rapportent leurs tentatives et leurs résultats: ceux de Platon, de Boèce, d’Euclide. Or dans ces écrits, plusieurs systèmes s’affrontent et s’apprêtent. Les théories d’Archytas (ami de Platon), de Philolaos (philosophe et mathématicien) et de Nicomaque de Gérase(philosophe néo-pythagoricien), sur les épimores et quintes ont été reprises et étudiées, transformées, complétées en Turquie, Perse, Asie centrale, et sont une des sources des musiques qu’on appelle maintenant arabes. Ziryâb les aurait connues et aurait ainsi procréé la Nouba.

 

Qu’en est-il maintenant de cette musique arabo-andalouse ?

 

Le vingtième siècle donne une nouvelle impulsion à la réhabilitation de ce patrimoine musical. Les Congrès du Caire (en 1932) et ceux de Fès (en 1939 et en 1969) ont été des occasions de rencontres fructueuses entre les spécialistes de divers horizons. Ils ont eu surtout pour objectif de susciter des études comparatives à partir de différents répertoires et des publications d’enregistrements musicaux.

L’étude, la recherche enfin la connaissance du patrimoine poético- artistique de la chanson andalouse dans le Maghreb laisse à l’évidence apparaître la nécessité d’une approche méthodologique qui rend indispensable aujourd’hui la réhabilitation des études du passé maghrébin avec ses différentes phases de sédimentation.  A défaut d’une vision claire, il sera difficile de situer et d’expliquer l’apport des grands centres de l’art et de la culture dans le Maghreb et leurs influences géographiques dites «sphères culturelles et artistiques».

Nos livres d’histoire ne traitent nullement de ce passé riche en production poétique qui reste marqué aussi par une expérience parfois unique dans le Maghreb. Celle-ci exige sa connaissance par les interprètes qui sont souvent dans l’ignorance totale de cette musique du point de vue de son histoire, de ses grands maîtres et de ses poètes – producteurs. Pour le public passionné, le seul moyen aussi d’apprécier et de sentir la beauté de ce patrimoine d’auteur, d’essence maghrébo-andalouse reste son étude littéraire et musicale. Or, il faut dire que la mémoire souffre encore d’un déficit chronique en matière de connaissance de notre passé et moins encore de sa culture, de ses arts, autant que de ses hommes du passé… Certes, l’héritage poético-musical a fait depuis l’objet de nombreuses altérations dues à l’oubli mais aussi à des simplifications. La mémoire musicale andalouse à Tlemcen fut ainsi consignée dans des manuscrits d’auteurs qui renvoient à des textes originaux et à des œuvres complètes.: entre autres, celui du maître juif Médiouni Ichou dit Maqchich (1829-1899), conservé par Cheikh Abderrahmane Sekkal, celui de Mohamed M’rabet (1855) « al-djawahir al-hissane» dont l’écrit original fut découvert à la bibliothèque nationale de Paris et publié par le professeur Abdelhamid Hadjiat (Alger, SNED, 1985), l’œuvre originale, encore inédite, d’Ibn Dhurra’ Trari Tlimsani al andaloussi (1862), découvert à Alger et qui révèle qu’une bonne partie de l’héritage est tombé dans l’oubli.

La plupart des poésies ont perdu leurs mélodies pendant que d’autres n’ont pu sauvegarder les rythmes qui constituaient un aspect important de leur richesse originelle multiséculaire. Nos connaissances de la connexité mélodique et rythmique du chant andalou, sur laquelle les grands maîtres de la musique andalouse ont inlassablement insisté, restent rudimentaires alors que ces maîtres chansonniers s’attachaient à faire remarquer que chaque nouba, dans son architecture, devait respecter son dessin rythmique.

Plusieurs de leurs œuvres sont malheureusement restées à ce jour encore inédites ou ont fini par être perdues quand elles n’ont pas subies dans leurs interprétations, les outrages de l’homme et du temps.

Aussi, comme la plupart des musiques dites traditionnelles, la musique arabo-andalouse est aujourd’hui confrontée à des questions telles que la recherche de l’authenticité, les problèmes de conservation du répertoire et les interrogations concernant son évolution. On ne peut être que touché par le pessimisme ambiant qui règne tant chez les musiciens que chez les musicologues. Il n y a plus de grands maîtres aujourd’hui, le répertoire est en train de disparaître et, à quelques rares exceptions près, le public ne s’intéresse plus qu’aux mouvements rapides …

Pourtant, s’il est tout à fait compréhensible de craindre pour le devenir de ce qui nous est cher, il ne semble pas que la situation actuelle de la musique arabo-andalouse soit aussi critique qu’on peut le croire. En comparaison avec la plupart des répertoires traditionnels, il semblerait même que celui des noubas maghrébines soit relativement privilégié, que ce soit au niveau des enregistrements disponibles, des écrits publiés, des colloques organisés ou encore du travail de recherche et de conservation entrepris par les associations.

L’avenir du répertoire arabo-andalou semble ainsi dépendre de trois domaines d’action. Il s’agit en premier lieur du travail musicologique relevant de ce que l’on peut appeler une musicologie de l’urgence et qui consiste en l’enregistrement systématique de tous les maîtres actuels. La réalisation de l’Anthologie des çanâa serait à ce niveau remarquable, à plus d’un titre, et principalement dans le sens où elle contribuerait à la prise de conscience d’un tel patrimoine et de la nécessité d’une telle entreprise. Cependant, elle n’en constituerait qu’une étape et non un aboutissement.

Ensuite on note  l’analyse des répertoires et des recherches historiques entrepris par les spécialistes ; le colloque de Royaumont qui a réuni en 1999 aussi bien des musicologues et musiciens que des historiens et luthiers est une illustration très encourageante de l’intérêt que portent les chercheurs à la musique arabo-andalouse.

Et enfin de la promotion des pratiques actuelles. C’est ce dernier point qui me semble quelque peu négligé aujourd’hui. En effet, il peut paraître assez paradoxal de se plaindre du fait que la musique arabo-andalouse ne suscite pas assez d’intérêt pour le public tout en dénigrant en même temps toutes les initiatives prises par les musiciens pour l’interpréter.

C’est là un phénomène que l’on peut rencontrer dans la plupart des traditions dites classiques ou savantes. Donc ,la musique arabo-andalouse, bien que toutes les interprétations ne soient pas toujours des plus heureuses, le seul fait que ces tentatives de réinterprétation du répertoire existent est positif. On a ainsi par exemple beaucoup critiqué certains enregistrements tels que celui de Lebrijano et de l’ensemble Andalusi de Tanger, de Faïçal Benkalfat à Tlemcen et d’autres encore ; qui sait combien de personnes, ayant découvert la musique arabo-andalouse par ce biais, ne se sont pas ensuite intéressées à des interprétations plus traditionnelles ?

Les chercheurs jouent bien entendu un rôle important et que j’ose croire nécessaire, (ce n’est pas un profane comme moi qui pourrait vous affirmer le contraire), mais ce rôle est tout de même à relativiser. Les spécialistes ont souvent une fâcheuse tendance à déborder de leurs fonctions et à s’imposer comme seuls juges capables d’apprécier les qualités de telle ou telle interprétation, de décréter ce qui a le droit d’être fait ou pas. Avant d’appartenir aux chercheurs, la musique n’appartient-elle pas avant tout aux musiciens ?

Des ensembles tels que l’Atrium Musicae de Madrid ou Ibn Bâja ont centré leur travail sur un retour aux sources de la musique arabo-andalouse. Le choix des instruments, flûtes médiévales, castagnettes andalouses ou encore ghayta, est révélateur de cette volonté de replacer le répertoire dans son contexte historique et de raviver l’esprit d’al-Andalus.

En Algérie, de nombreux enregistrement sont réalisés concomitamment à la floraison de nombre de sociétés artistiques, dans des villes où traditionnellement parfois cet art était absent (Biskra…), de même que des études académiques lui sont actuellement consacrées. Parmi ces associations musicales nous pouvons citer : El Djazaïria-El Moussilia, El Fen ouel Adab, El Fekhardjia, Es Soundoussia, El Ghernatia (Alger), La S.L.A.M, Ahbab Echeikh El Arbi Ben Sari (Tlemcen), Nassim El Andalus (Oran), El Fen oua Nachat, Nadi El Hilal Ethaqafi (Mostaganem), El Bastandjia (Constantine)…, la liste est longue de toutes celles qui œuvrent dans l’ombre pour la sauvegarde de ce genre musical.

Signes d’un renouveau, nous n’avons pour nous en convaincre que les nouvelles voix pleines de promesses et chargées d’émotions dans leurs interprétations du M’cedder Zidane :

Tahia bikoum koulou ardhin tanzilouna biha C’est-à-dire  Toute terre que vous foulez de vos pieds se ravive.

La musique andalouse par excellence. Songe, arabe et maghrébin, prolongé jusqu’à nos jours d’un espace commun aux deux rives de la Méditerranée : Ah, ces familles de Morisques qui montraient naguère les clefs de leur maison de Grenade… ! Une nostalgie présente dans le tréfonds des mentalités.


M.M