La Libye – et maintenant ?

Au sujet du livre «Libyen – Hintergründe, Analysen, Berichte»
par Eva-Maria Föllmer-Müller …
Le livre «Libyen – Hintergründe, Analysen, Berichte» (La Libye – les dessous, analyses et reportages), édité par Fritz Edlinger, président de la Gesellschaft für österreichisch-arabische Beziehungen, GöaB (Association pour les relations austro-arabes), en vente depuis septembre 2011, n’est justement pas un pamphlet pour ou contre l’une ou l’autre des partis du conflit, mais il donne une analyse du contexte d’un point de vue neutre et crée ainsi une base réelle pour la construction de la paix. Au-delà de toute partialité des reportages des mass médias, ce livre remonte aux racines des problèmes de la Libye.
Honnêtement: Qui est-ce qui connaît vraiment la structure interne de cet Etat nord-africain avec ses 140 tribus différentes?
Les questions sont examinées à partir des points de vue de politique économique, démographique, ethnologique, anthropologique et des sciences politiques. La question se pose de savoir ce qui a conduit aux événements récents, mais aussi comment continuer. Divers aspects de la société libyenne et de l’histoire sont analysés et expliqués pour pouvoir mieux comprendre le pays et ce conflit récent.
Sur la jaquette du livre on peut lire: «En premier lieu, l’objectif de cette publication est d’analyser les aspects les plus importants de l’histoire de la Libye, de caractériser les spécificités de la situation ethnique, religieuse, sociale et économique, de décrire les intérêts des divers centres du pouvoir dans le pays et des puissances externes et de présenter les scénarios de développement pour les années à venir.»
Les auteurs des contributions couvrent une large variété: Ainsi le lecteur apprend l’histoire des 42 ans de la Jamahiriya populaire (pouvoir des masses) et sa relation avec la société tribale. Il apprend aussi que la Libye est parmi les pays arabes le pays qui est le plus marqué par la culture tribale pré-moderne. Ils thématisent aussi le chapitre sinistre du pouvoir colonial italien en Libye jusqu’à la déportation forcée des derniers Italiens en 1969 par le Conseil militaire révolutionnaire. Le pétrole comme moteur du programme de modernisation, ainsi que la politique extérieure de Kadhafi, la crise économique et le changement de front politique, la guerre civile et l’intervention sont des thèmes importants pour comprendre ce qui se passe en Libye.

Les relations entre la gauche européenne, les Verts et la droite et Kadhafi

Dans sa contribution, Konrad Schliephake donne un très bon aperçu de la façon de vivre et de travailler des Libyens, de la démographie et du marché du travail en Libye. C’est seulement depuis les années 1960 qu’on peut faire des affirmations concrètes sur la structure et les tendances du développement de la population en Libye. Mais aujourd’hui encore, le public en sait très peu sur le territoire de cet Etat africain, quatrième d’après son étendue, avec ses 6,5 millions d’habitants sur une étendue de 1,775 millions de km2
comprenant 97% de désert.
Fritz Edlinger expose de façon critique les relations de la «gauche européenne, des Verts et de la droite» avec le dirigeant d’Etat décédé Kadhafi. La sincérité de la contribution de l’éditeur lors de cette discussion doit être soulignée: Lorsque l’ancien colonel de l’armée Mouammar al-Kadhafi a tout juste 27 ans et s’est laissé confirmer comme commandant en chef des forces armées, et qu’il a entrepris avec le mot d’ordre «Liberté, socialisme, unité» le processus de modernisation radicale de la société libyenne, la gauche européenne l’a salué comme exemple d’une révolution anti-impérialiste et anticolonialiste. En 1974, beaucoup d’entre eux ont accepté l’invitation à Tripoli pour fêter le 5e anniversaire de la révolution et ils en étaient enchantés. Que le pays se développe dans une autre direction que vers la démocratie, n’était pas prévisible à cette époque-là.
Celui qui lit le livre avec attention comprendra mieux pourquoi le processus de modernisation, commencé par Kadhafi, a échoué et aussi pourquoi la Libye n’a jamais été gouvernée par le peuple: Parce que, dans le fond, la révolution libyenne n’a été portée que très peu par le peuple.

Schéma de la culture politique en Cyrénaïque

Dans sa contribution, l’ethnologue Thomas Hüsken analyse le schéma de la culture politique en Cyrénaïque en tenant compte des événements révolutionnaires depuis février 2011. Sa contribution sera présentée de façon plus extensive, car il donne avec ce modèle une clé importante pour la compréhension fondamentale de ce pays, la vie en commun des gens et de sa culture politique.
La Cyrénaïque, à part la région de la Tripolitaine et du Fezzan dans le Sud, est une des trois grandes régions de la Libye. A l’exemple de cette région dans l’Est de la Libye, l’auteur explique la complexité du jeu d’ensemble des acteurs de la société tribale, de l’Etat bureaucratique, islamique et de la société civile urbaine.
Le lecteur apprend pourquoi les politiques de modernisation antitribales ont déjà dû être arrêtées dans les années 1970, comment, dans les années suivantes, une pratique politique non étatique et non révolutionnaire s’est formée, contrôlée par Kadhafi et certains membres des tribus. «A partir de ce moment-là, les principes de la politique tribale comme l’appartenance de parenté ainsi que des alliances intertribales sont devenus un élément central de l’intégration politique en Libye. Les apparitions publiques de Kadhafi, ses mises en scène symboliques, ses habits, son comportement ont changé pas à pas d’une direction plutôt militaire vers une direction expressément tribale. Dans ses discours, il a désigné la nation comme une grande tribu et plus comme une société qui serait marquée par des structures étatiques. C’est pour cette raison qu’il n’est pas étonnant qu’un des cercles du pouvoir les plus importants de Kadhafi soit désigné comme Rijal Al-Kheima (‹Les hommes de la tente›) et porte donc une connotation tribale explicite.» (p. 51)
Avec leurs valeurs et leurs orientations éthiques, les tribus de la Cyrénaïque représentent un échafaudage culturel de base et servent de bases d’identité: «La politique tribale ne signifie pas inévitablement un tribalisme conflictuel. A sa place, les politiciens tribaux locaux ont créé en Libye un système d’ordre transnational qui transforme des éléments tribaux et étatiques en une pratique unique. Ce système d’ordre a joué un rôle essentiel pendant le régime Kadhafi et contribue aussi à l’heure actuelle considérablement à la stabilisation de l’ordre transitoire à l’Est du pays. A mon sens, ces acteurs joueront un rôle central dans la construction de l’avenir politique en Libye.» (p. 53)
Thomas Hüsken nous explique plus loin le jeu d’ensemble en filigrane entre les politiciens tribaux et leurs associations (ce sont des «réseaux corporatifs et interpersonnels») – entre eux, avec le Conseil national de transition à Bengazi et leurs partenaires internationaux.

«Entrepreneurs politiques»

Actuellement, parmi les dirigeants des associations, ce sont les «entrepreneurs politiques» qui dominent. On désigne ainsi une variante spécifique de politiciens locaux, actifs politiquement et économiquement et très orientée vers la concurrence. Ils se trouvent comme médiateurs entre l’Etat et la population régionale et locale: «Pour réaliser leurs objectifs et pour remplir les devoirs politiques, ils se servent d’un large répertoire d’éléments tribaux, étatiques et bureaucratiques, musulmans et d’entrepreneurs qu’ils ont acquis pendant des années d’activité politique.» (p. 57)
Cette forme de politique tribale est d’une importance centrale pour la stabilité de l’ordre transitoire depuis la rébellion, et la nouvelle Libye après Kadhafi doit s’y rallier: «Les représentations politiques des entrepreneurs politiques ne correspondent certainement pas aux modèles habituels de démocratie et de société civile, comme le propagent des couches de population, avec laquelle une formation urbaine, certains groupes de jeunes et de féministes politiquement actives. Pour cette raison ils ne sont pas parmi les partenaires favorisés des agences de développement internationales et multilatérales ou bien des représentants d’organisations non gouvernementales mondiales qui se pointent dans le pays de façon très affairée. Pour les entrepreneurs politiques il s’agit de participation politique et de maintien de l’autonomie relative du local et du régional. La prévisibilité et la stabilité politique de l’Etat sont donc plus importantes que la démocratie dans le sens occidental.» (p. 59)
Ce qui est tout aussi important dans le processus politique d’après Hüsken, ce sont les prédicateurs musulmans dont la légitimité se nourrit essentiellement d’activités caritatives et sociales. Ils donnent à l’Islam une orientation conservatrice pour la population à laquelle les émissaires des Frères musulmans rentrés aux pays peuvent renouer: «La légitimité de la tradition musulmane, l’effet pacificateur de certaines terminologies religieuses, et non pas en dernier lieu l’habitus de la modestie, transmettent dans ces temps de transition de la sécurité et de la fiabilité.» (p. 61)
L’auteur considère qu’un autre défi pour la nouvelle Libye serait l’intégration sociale, politique et économique de la jeunesse, car ses possibilités de participation étaient et sont radicalement limitées. En Cyrénaïque par exemple, les 16 à 35 ans représentent la moitié de la population et en plus ils ont une mauvaise formation. Hüsken voit un autre défi dans les relations futures entre les dirigeants tribaux et la société civile urbaine, qui a une position critique envers la politique tribale et dont les capacités d’organisation et institutionnels sont limitées.

L’échec de la politique méditerranéenne de l’UE

Les contributions de l’anthropologue Ines Kohl, «L’instrumentalisation des Touaregs par Kadhafi» ainsi que la contribution rédigée ensemble avec Rami Salem «Les Berbères libyens, un peuple renié», donnent un bon aperçu de la situation de deux tribus non arabes, vivant partiellement en Libye. Pendant le dernier conflit, les Touaregs ont combattu aux côtés de Kadhafi, pendant que les Berbères se joignaient aux rebelles. Les auteurs voient une raison de ces faits dans la politique des minorités de Kadhafi, qui a donné aux Touaregs une position privilégiée tandis que les Berbères ont toujours été opprimés.
L’ingénieur économique irakien Awni S. al-Ani a passé en tout 9 ans de sa vie comme diplomate de l’ ONU en Libye. Dans sa contribution «La Libye, fille de l’ONU» le lecteur peut suivre le chemin de la Libye jusqu’à l’indépendance en 1949. Les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale ont d’abord voulu partager le pays entre elles, ce qui aurait continué la domination étrangère; cependant cette tentative a échoué à cause de l’engagement courageux du petit Etat insulaire d’Haïti qui a voté à l’époque contre cette proposition et pour l’indépendance de la Libye. Vu de la perspective d’un fonctionnaire de l’ ONU, le lecteur reçoit un aperçu de la politique de l’ ONU depuis la fondation de l’Etat jusqu’au début du dernier conflit. Il donne aussi un aperçu des efforts de l’ ONU pour aider le pays à sortir d’une pauvreté incroyable – la Libye appartenait aux pays les plus pauvres du monde. La Libye n’avait en 1948 pas d’écoles supérieures, seulement trois avocats, et ni médecin, ni pharmacien, ni ingénieur; 95% de la population étaient des analphabètes.
Décevant mais pas surprenant la contribution de Stefan Brocza sur «L’échec de la politique méditerranéenne de l’UE»: «Du partenariat méditerranéen» en 1995 jusqu’au grand sommet africain du 29 au 30 novembre 2010 à Tripoli, l’auteur nomme les stations de cet échec, mais aussi la malhonnêteté dans les relations avec la Libye.
Dans la dernière partie de ce livre, les contributions de Peter Strutynski et Karin Leukefeld s’occupent du dernier conflit.

L’Allemagne ne participe pas aux tirs

Le chercheur en matière de paix, Peter Strutynski analyse dans sa contribution «L’Allemagne ne participe pas aux tirs» le rôle de l’Allemagne dans la guerre de l’OTAN contre la Libye. L’abstention de l’Allemagne lors de la votation de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ ONU le 17 mars 2011, est considérée de façon critique dans les discussions de politique interne en Allemagne. Sa contribution s’est occupée aussi de la question de savoir dans quelle mesure la résolution est compatible avec la Charte de l’ ONU et avec le droit international.
Karin Leukefeld s’occupe des reportages incroyablement mensongers sur la Libye, tels qu’ils ont été faits par la plupart des médias et y compris nouvellement aussi par al-Jazeera. Elle en donne une multitude d’exemples concrets. Lorsque des reportages sont manipulés de façon à ce que les engagements guerriers deviennent légitimes, lorsque les médias et les reporters font des alliances avec la politique et les armées, des limites éthiques et légales sont dépassées. Elle rappelle ce qui serait le vrai devoir des médias: informer, montrer les dessous, et expliquer les intentions et les plans.
Les contributions de ce livre ont été rédigées au moment où les engagements guerriers avaient commencé depuis quelques mois. Il faut remercier Fritz Edlinger et les auteurs pour leur courage. Il faut aussi remercier l’éditeur Hannes Hofbauer et les éditions autrichiennes Promedia qui ont publié ce livre.
Ce livre doit être recommandé chaudement à celui qui cherche des bases réalistes pour une construction de paix réelle dans ce pays secoué par la guerre.    •

«Lors de la plupart des interventions occidentales des dernières décennies (par exemple en Afghanistan ou en Irak), on a à peine élucidé les conséquences de telles interventions. Ils ont eu comme conséquences des démêlés armés pendant des décennies, qui ont causé des centaines de milliers, si ce ne sont pas des millions de victimes innocentes, et en plus englouti des sommes astronomiques en moyens financiers. La Libye pourrait se développer vers une semblable aventure occidentale irréfléchie. Il semble que les planificateurs de l’OTAN ont oublié que ce pays se trouve au milieu d’une région hautement instable, et qu’en plus Kadhafi avait fait avancer une politique de l’unité africaine, saluée par beaucoup de politiciens africains. Des observateurs critiques supposent que les régisseurs de cette campagne de l’OTAN – en première ligne la France (qui soutient des intérêts massifs en Afrique de l’Ouest datant de l’époque coloniale) poursuivent des objectifs qui vont bien au-delà de la Libye. Ceci sans parler des intérêts de ces Etats occidentaux, dont les sociétés pétrolières se pressent plus fortement sur le marché libyen, et à des conditions bien meilleures qu’à l’époque de Kadhafi.» (p. 10–11, Traduction Horizons et débats)