Assia Djebar
L’écouteuse du silence[1]
Par Brahim Zeddour
Nous sommes réunis aujourd’hui pour rendre un hommage à Assia Djebar, une belle occasion pour nous de célébrer le mérite et l’excellence.
Naître au pays du Chenoua, c’est être voué à un prodigieux parcours. C’est là où se rencontrent dans une infinie beauté l’Afrique et la Méditerranée. C’est aussi un lieu privilégié des hauts faits d’histoire. Ainsi la sensibilité au beau de Assia s’est trouvée éclose, ainsi son intellect a trouvé grande matière à réflexion, méditation et analyse. Par les mots, les sons et les images, elle s’est passionnée à faire renaître la mémoire, à faire parler le silence.
« L’essentiel n’est pas de vivre, mais de bien vivre » telle est la formule de Platon, telle est la pensée de Assia Djebar, telle est l’existence des génies, beaucoup plus intéressante que leur œuvre. Car il s’agit bien de combattre la médiocrité, privilégier la qualité, repousser les frontières du possible.
Le grand défi que Assia Djebar devait relever, en tant qu’écrivain algérien en langue française, était d’échapper à la francitude. Cette tare, qui rime avec servitude, a frappé nombre d’intellectuels maghrébins, dont l’univers culturel est resté confiné aux strictes limites de la logique franco-française. Ils se sont montrés particulièrement inaptes à apprendre d’autres langues, à s’ouvrir à d’autres cultures. Il s’agit en outre d’un cas pathologique que Frantz Fanon a étudié à travers le concept de « la haine de soi ». Cette francitude a comme corollaire la Françafrique, la plus grande association de corruption des élites françaises et africaines dans la dilapidation des ressources de l’Afrique. C’est ainsi que 400 milliards de dollars ont été détournés du continent africain, de 1970 à 2005, selon les estimations de la CNUCED.
C’est toute la problématique complexe et mouvante de l’usage par l’oppressé de la langue de l’oppresseur. René Naba, libanais chrétien né en Afrique, un exemple de l’anti-francitude, nous éclaire sur le sujet. « J’ai échappé au phénomène d’acculturation par un travail sur moi-même, en vue de me réapproprier ma culture d’origine, l’arabe. (…) Toutefois, l’expression de mon engagement professionnel puis politique s’est fait en français (…). La langue française, c’est tout à la fois, mon territoire d’exil et mon arme de combat. C’est dans cette langue-là, qui est une langue universelle, que je mène mon combat pour la dignité humaine et l’égalité entre les hommes.»
De son côté, Assia Djebar a réussi sans heurts sa vaccination contre la francitude, faisant preuve d’une grande ouverture d’esprit et d’universalisme ; elle s’est distinguée par sa rigueur morale et son honnêteté intellectuelle, dans la quête et la transmission du savoir, sans jamais se renier.
Elle s’en explique dans son discours de réception à l’Académie française le 22 juin 2006. Ce jour là, la voix de Assia Djebar a résonné dans l’enceinte du palais de l’Institut de France avec des sonorités inaccoutumées, qui ont éclairé les lieux de mille éclats et de mille couleurs sur le contenu et le référentiel de sa pensée, ignorant les frontières et montrant juste les horizons.
C’était un hymne à l’universalisme, y étaient conviés, Jean Cocteau, Denis Diderot, Georges Vedel, Voltaire, Frédéric Mistral, Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, Aimé Césaire, Ibn Rochd, Ibn Battouta, El Ghazali, Ibn Arabi, Ibn Khaldoun, Bela Bartók, Ibn Sina, François Rabelais, Saint-Augustin et tant d’autres. C’est là un trait de génie qui rappelle celui de Mohamed Iqbal, quand il convia à un banquet imaginaire Friedrich Nietzche et Jalaluddine Rumi, pour pourfendre la pensée complaisante.
Non loin du Mont Chenoua, lors des fouilles archéologiques dans la nécropole occidentale de Matarès à Tipaza, on a retrouvé une mosaïque, avec une inscription, qui devait certainement être la devise de la ville antique : « Pax Concordia », paix et concorde.
Ce fut probablement pour apporter un peu d’apaisement suite au cataclysme qui a résulté, en 146 avant J.-C., lors de la troisième guerre punique que provoqua Massinissa, à l’instigation de l’Egypte. Carthage, le foyer civilisationnel, fut complètement détruite et Rome reprit toutes ses possessions. La Numidie, hier l’alliée de Rome contre Carthage, devient une colonie romaine. Sans doute Massinissa n’était pas conscient de ses actes, il était loin d’imaginer les facteurs stratégiques qui ont présidé à ces guerres puniques et qui reflétaient le rapport de force entre les grandes puissances de l’époque, les Ptolémée d’Egypte de les Séleucides de Mésopotamie dans leurs guerres de souveraineté par Etats vassalisés interposés, Rome et Carthage.
La terre natale a ravivé la mémoire de Assia Djebar, elle a appris à connaître les écrivains africains d’expression latine, outre Apulée, Tertullien le Carthaginois et Augustin le Numide, tous deux considérés comme les maîtres africains du Christianisme. En parlant de sa langue maternelle, Saint-Augustin désignait l’araméen, la langue la plus répandue en Afrique du nord et dont l’arabe parlé de nos jours a conservé d’importants substrats.
Les chrétiens d’Afrique, pour se démarquer des chrétiens romains, s’appelaient entre eux « Punici Christiani », c’est-à-dire des chrétiens puniques. Ils ont su résister à l’intégrisme de l’église catholique de Rome, rejetant les dogmes, restant fidèles à la lettre comme à l’esprit du message de Jésus et préfigurant l’expansion rapide de l’Islam en Afrique du nord et dans la péninsule ibérique. Outre le donatisme, l’Afrique du nord et la Péninsule ibérique ont été marquées par l’arianisme, qui constituait un « Islam par anticipation » selon la formule d’Emile-Félix Gautier.
A l’annonce de la mort d’Harold Pinter en décembre 2008, j’ai pris la liberté d’envoyer par mail à Assia Djebar le discours qu’il avait enregistré pour la remise du prix Nobel en 2005, car empêché de s’y rendre, il souffrait d’un cancer de l’œsophage. Il commence son discours par un rappel : « En 1958 j’ai écrit la chose suivante : « Il n’y a pas de distinctions tranchées entre ce qui est réel et ce qui est irréel, entre ce qui est vrai et ce qui est faux. Une chose n’est pas nécessairement vraie ou fausse ; elle peut être tout à la fois vraie et fausse. » Je crois que ces affirmations ont toujours un sens et s’appliquent toujours à l’exploration de la réalité à travers l’art. Donc, en tant qu’auteur, j’y souscris encore, mais en tant que citoyen je ne peux pas. En tant que citoyen, je dois demander : Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? »
La réponse de Assia Djebar fut aussi édifiante que le discours d’Harold Pinter : « Comme vous, le jour du décès annoncé d’Harold Pinter, je suis allée relire et recopier -pour des amis- l’admirable discours, véhément, lucide, « engagé » au plus profond. J’ai décidé de lire presque toutes les pièces de cet homme qui, en plus d’être créateur, était d’une lucidité, d’une violence amère et donc d’un « engagement » (mot galvaudé en français) entier. Je repense à ce discours depuis, chaque jour. Quelle leçon pour nous tous! »
En remerciant l’équipe de « belabbes.info » pour cette excellente initiative et leur aimable invitation, j’aimerais dire, en guise de conclusion : Paix et Concorde à toutes celles et à tous ceux qui ont aimé, aiment ou aimeront l’œuvre de Assia Djebar, dont la lecture, si attachante à bien des égards, est vivement recommandée pour assouvir le désir de ne pas s‘oublier.
[1] in « Les yeux de la langue« , une nouvelle de Assia Djebar
L’homme ne vit pas que de pain!
Lorsqu’il veut réfléchir; il se réclamera toujours d’une double généalogie, celle des ses père et mère..et celle, plus riche encore née des croisements et des accidents de son Histoire. Cette dernière lui parlera de multiples appartenances et d’attributs divers: linguistique, culturel, notionnel, référentiel.
Comme l’illustre Assia, il tentera de réfléchir à son ‘Assala’ et à son Salaf’ pour ne pas » suffocant demander asile au mythe » selon la trouvaille sémantique de Habib Tangour, auteur des ‘Gens de Mosta ».
Assia et Tengour sont des Ulysse qui ne peuvent regagner le pays des vertes années parce qu’ils ont donné leurs bras aux mots pour les éloigner de la langue de bois, servile, creuse quiu sévit chez eux.
Leur exil n’est plus douleur. il est devenu richesse pour eux et le monde entier même s’il illustre la malédiction de l’Algérien qui est toujours ailleurs parce que c’est là qu’il se réalise..Question d’oxygène dirait notre ami Karim qui se retient pour ne pas sortir son stylo rouge et marquer: Hors sujet Ya bnadem!
Quelle leçon d’humilité il nous donne en ne désertant pas le débat!
Les hommes et leurs sociétés réfléchissent sur leurs échecs et la prise de distance permet de voir clair.Sadi Nouredine, un ami intime de Malek Alloula et de Assia Djebbar m’avait appris que lors de son intronisation à l’Académie Française, elle avait tenu à remplacer l’iconique épée d’académicien par un sabre algérien déniché chez un brocanteur d’Alger. C’est cela aussi la ‘ Assala’ et le ‘Salfat’
S’enrichir et enrichir sans se renier!
( Une pensée émue pour Zoubida Hagani qui lors d’un colloque m’avait ‘ordonné’ de présenter un papier sur Assia. Et pour son mari aussi disparu.)
TRES BONNE INITIATIVE BELABBES INFO A RELEVE LE NIVEAU DE REGROUPER UNE ELITE LITTERAIRE NOUS ETIONS NOYES DANS LA MEDIOCRITE AVEC LA COMMISSION CULTURELLE DE L.APC C.EST UN VERITABLE BAUME AU COEUR HEUREUSEMENT QUE NOTRE HAVRE DE PAIX ET..CONCORDE SE RESUME PAR DES ZEDDOUR/ABDEDAIM HAMID/ASSIA BEY ET AUTRES
Bonjour,
J’ai suivi sur YouTube l’intervention de Mr Zeddour Brahim après celle de Mr Senni et médiatisée(s) par la BAI.
J’aurais aimé suivre les interventions des autres invités et intervenants ,du moins écrites sous la forme d’un article journalistique….
Le débat s’avère être biaisé malgré l’audace et le volontarisme des organisateurs,promoteurs et sponsors….si et seulement si l’information parvient au lectorat sans exclusion aucune !
Corrigez:: sous réserve que l’information parvienne au lectorat…
Mes excuses!
J’ai bien assisté à la rencontre. C’était instructif. Tous les intervenants étaient à la hauteur. Je tiens à remercier mon ami Mohamed Senni, M. Chérradi et M. Zeddour Brahim pour son éloquence et sa modestie.
Souhaitons que d’autres rencontres culturelles soient organisées les jours à venir