Pour que l’on oublie pas cette pandémie.

Quelles leçons doit-on tirer de la pandémie Covid19 et ce qu’elle a engendré comme peur, angoisse, restriction de liberté de circuler, privation, maladie, souffrance et mort? Il faudrait bien que les spécialistes s’attellent à cette tâche mémorielle capitale. Il nous faut faire cet effort collectif et ne pas rester stérile face à cet événement comme nous le fumes face à une décennie de terrorisme aveugle dont nous ne gardons que des images et un souvenir de plus en plus flou. Des images qui ne constituent que des données brutes orphelines du travail intellectuel qui devait les accompagner.

Je pars, de mon côté, pour contribuer à la sauvegarde des traces, de l’endroit qui m’est le plus habituel, mon monde, mon milieu de travail. D’abord une description des lieux, ensuite le fonctionnement de ma fonction durant la période de la pandémie en court.

Mon monde, c’est les tribunaux et la faculté de droit. Je commence par le premier amour et je relègue l’autre au second plan. Ne me demandez pas pourquoi, j’en ai le cœur plein.

Le tribunal est sis à la place Carnot, le centre de tous les intérêts de la ville de Sidi Bel Abbès. Une très belle place dont il m’est arrivé de chanter les louanges. Pour accéder au tribunal, il faut obligatoirement la traverser d’où que l’on vienne, comme on traverse un pont qui relie deux rives, deux mondes différents.

Cette place a toujours été active, brouillante, bouillonnante. Elle a été construite à l’origine pour qu’elle fasse bruit. Elle a réussi cette mission, jusqu’à ce que vint le coronavirus qui l’a touché elle aussi et qui l’a réduit, comme un être animé de vie, au silence, au confinement, et à l’exile de ses amoureux: les Abdelkader Belamri, les Hamid Ourrad, les Morsli Hallam, les Djelloul Talha, les Mohamed Kadiri, et tant d’autres gardiens du temple, qui ne ratent jamais l’occasion de la draguer, l’étreindre, la prendre, la défendre et se chamailler pour et à cause d’elle, comme le font les fous amoureux. J’aime, parfois, moi “l’étranger” qui s’est installé dans cette ville pour toujours, être de la partie et participer à ces querelle d’amoureux de la même aimé . En attendant la retraite, j’attends mon tour, et j’entretiens l’espoir secret d’être un jour favorablement accueilli dans le groupe de “ces fils du bled”, ces ayants droit, ces autochtones, ces pionniers.

Aujourd’hui tout est interdit, ou presque, à la place Carnot. Les sens ont perdu leur empire et leur emprise sur les gens apeurés et les plaisirs se font rares. Des plaisirs très simples, il ne faut tout de même pas exagérer et ne pas confondre le grand Paris avec le petit. Au petit Paris il n’y a ni le bois de Boulogne, ni Le Moulin rouge, ni le Fouquet’s ni La Verrière. Il y’a un petit théâtre à l’abandon, des cafés et il y’a Dadou qui, il est vrai, peut servir du vin à flot.

Grâce, ou à cause, du coronavirus, aujourd’hui, même insignifiants, les petits plaisir sont interdits au petit Paris. Tout est clos à la place Carnot, sauf la poste, les banques et le tribunal. Même pas une table, même pas un café.

On ne peut ne pas être peiné de voir les badauds, les accros de la nicotine, de la caféine, et de la place Carnot courir se disputer les quelques bancs publics, venir chaque matin faire le pèlerinage sacré. Il faut dire qu’il n’y a que dans cet endroit, à Sidi Bel Abbes, que l’on peut satisfaire pleinement sa curiosité. Il n’y a donc pas pire souffrance pour les drogués que d’en être privé même à cause d’une épidémie; pour un jour, pour quelques jours oui, mais pour un mois pour deux, non, c’est trop demander.

De tous les gens qui occupent “la place” c’est les personnages que j’ai cité plus haut qui attirent l’attention. C’est des fins lettrés, des hommes élégants, des représentant à l’ancienne de “leur ville”, des gardiens de sa mémoire, des jaloux de son présent et de son avenir, ses défenseurs acharnés. Ces hommes là, ont un droit de privilège sur la ville et sur la place. Apparemment ils sont soudés, solides en amour et en amitié. Apparemment. Eux, ils ont raison de ne pas se laisser faire, de ne pas laisser un menu virus briser, ne serait-ce que pour un temps, le lien viscérale qui les lie à leur ville.

Mais quand même, ils ne sont pas téméraires. Ils ont finit, les vieux, par trouver une parade en conciliant deux impératifs rendus contradictoires par la pandémie: leur passion et la sécurité de leurs vies. Ils se sont procurés, pour ce faire, des bavettes, des chaises pliantes et des Thermos.Et ainsi ils ont reconquis leurs places, leur droit de cité.

Pour conclure ce bref passage, et en attendant de reprendre sur l’intérieur du tribunal, car c’est ça le sujet, je ne trouve pas mieux (puisque j’ai invoqué au début les sens suspendus par le coronavirus) que de faire appel à la sagesse ancienne et de poser la même question qui trouble les homme depuis toujours : Que leur faut-il pour être heureux?
Des plaisir simples et naturels, nous dit Épicure, et c’est en même temps la leçon du Coronavirus: l’absence de douleurs et de la maladie, des amis du genre Hamid Ourrad, Djelloul Talha, Hallam Morsli, et leur petit groupe, une chaise pliante, un thermos à café et une bavette pour la sécurité sanitaire. Ces sages de la Place Carnot, qui ont fait leur temps, qui ont vu l’Algérie osciller entre l’occupation et l’indépendance, la misère et l’opulence, entre la guerre et la paix, qui l’ont accompagné dans sa beauté et sa laideur, sa grandeur et sa décadence, eux, ces vieux savent certainement qu’il ne sert à rien de se compliquer une vie si courte à courir derrière des plaisirs vains, inutiles, et non nécessaires, ils savent, d’expérience, que la fortune cause plus de soucis que l’infortune, que le pouvoir n’engendre, à la fin, que la ruine, et que quand frappe le destin ses “extras” ne servent à rien. En tout cas c’est ce qu’ils semblent dire à qui les regarde de loin et avec bienveillance assis se parler et sourire tranquillement pendant que le monde autour d’eux tournoie dans le vide.