ALGER: LA FACE CACHÉE DU SILA

                                                                  أعز مكان في الدنى سرج سابح  

                                                          ( وخير جليس في الأنام كتاب ( المتنبي

” Les livres sont des amis froids et sûrs ». (Victor Hugo in Les Misérables)

Pour la septième année consécutive,  je me suis rendu au Sila où j’ai passé trois jours. Mon premier constat est que,  plus les années passent, plus la maîtrise de cette manifestation  échappe totalement aux organisateurs qui semblent « utiliser l’expérience pour augmenter leur difformité » comme aurait écrit Hugo. De capharnaüm, cette manifestation qui devait focaliser toute l’attention des organisateurs, est en train de péricliter dans une indifférence intolérable faisant de notre pays un dépotoir culturel pour absorber les rossignols figés  depuis des années, voire des décennies pour  certains pays participants. Quand on sait que le nôtre dispose  d’un pôle universitaire dans chaque wilaya, où des centaines de milliers de jeunes s’apprêtent, en dépit de sombres et hypothétiques avenirs professionnels, à en sortir tout frais émoulus et qui s’interdisent, pour des anachronismes générés par les organisateurs et les décideurs, de vivre le Sila comme étant leur événement, force est d’admettre que la mécanique est soit mal rôdée ou mal lubrifiée, en tout cas mal pensée, et la cinématique qui l’articule s’est emballée vers des limites insoupçonnées et incontrôlables.

  1. Généralités.

Qu’il est bien loin ce temps où de vrais responsables de culture dont certains d’envergure planétaire, nous gavaient de tous les savoirs pour le plus grand bonheur d’un lectorat connaisseur et qui, plus il en avait, plus il en redemandait. Cette manifestation avait alors lieu au sein de ce qu’on appelait communément « La Foire d’Alger » située à l’Est de la Capitale et plus exactement aux « Pins Maritimes ». Après la mise à l’écart de ceux qui y veillaient avec à leur tête  l’émérite Abdelmadjid Méziane, le poste de Ministre de la Culture échut à un ardent thuriféraire du parti unique, rappelé de son poste d’ambassadeur à Paris, et héraut de service (dont le fils fut un élément zélé du FIS) qui s’entoura de responsables dont la rumeur raconte qu’aucun d’entre eux n’a  jamais lu un seul ouvrage. La descente aux enfers du Livre commença de manière irréversible. Les  recettes générées par les hydrocarbures, engrangées ces dernières années venaient  annoncer l’ère des contrats colossaux  qui allaient débrider les « stratèges » planificateurs. Ce ne sera jamais le montant des coûts des projets, à fortiori quand ils sont très élevés, qui équiperont un pays dans les normes… Dans le secteur culturel précisément il fut décidé de délocaliser le Sila des gigantesques structures où il se déroulait pour l’implanter devant la coupole du stade du 5 Juillet sous un immense chapiteau où il vient, sauf erreur de notre part, de clore sa troisième édition. Nous ne nous étalerons point sur les surfaces couvertes, largement reprises par la presse écrite et la UNE.

2. La structure.

Les stands se trouvent tous concentrés à l’intérieur de cet immense chapiteau à l’esthétique inqualifiable par sa sècheresse et qui n’affiche pas la moindre similitude avec une quelconque forme  architecturale qui puisse mettre en exergue notre patrimoine. Et Dieu sait s’il n’y a pas de choix en la matière. Ces stands  sont alignés le long de couloirs signalés par des lettres alphabétiques  bien mises en évidence et les numéros progressifs des stands, ceux portant les numéros pairs  sur un même côté face à ceux qui portent les numéros impairs. Et puis, à certains points du suffocant chapiteau, vous tombez sur des couloirs transversaux faisant que des numéros de stands deviennent invisibles. Le fil d’Ariane n’ayant pas été prévu, seuls les portables pouvaient alors permettre de retrouver les exposants qu’on souhaitait  rencontrer. Pas de guides ( où une seule page pourtant  aurait suffi), pas de listes d’exposants avec numéros alphanumériques des stands qu’ils occupent à l’exception d’un plan général, bien en vue à l’entrée principale du chapiteau mais totalement absent aux autres entrées. L’année dernière, avant la mi-journée,  des gouttelettes tombant du haut du chapiteau, résultant de l’absence d’aération, avaient contraint certains exposants à étendre des longueurs de film plastique pour protéger les livres. C’est à ce moment-là qu’il fallait renoncer à ce site totalement inapproprié  et à son aménagement traduisant une ineptie indicible plutôt qu’un trait de génie.

Toute la structure repose sur un plancher en bois, apparemment sous forme de caillebotis, recouvert de moquette. Le tout est placé  partiellement sur un terrain en pente et il nous a été donné de remarquer  des visiteurs dandiner, malgré eux, d’un côté du couloir à l’autre, comme happés par une aimantation à cause de cette inclinaison pourtant aisément corrigible par un plancher de forme trapézoïdale supprimant  l’effet de  pente. Il nous a été donné d’assister à un effondrement de rayonnages à cause de cette inclinaison et de voir des personnes dont les pieds ont été coincés dans le plancher, celui-ci ayant dû céder au passage de quelque charge lourde au cours d’une éventuelle manutention. De plus, il ne faut pas penser qu’une fois sous le chapiteau, vous allez calmement et tranquillement aller à la recherche de votre bonheur. L’ambiance suffocante conjuguée à un éclairage volontairement réduit pour conjurer la chaleur-rappelant curieusement les grottes de Aïn Fezza dans la Wilaya de Tlemcen- vous mettent dans l’impérieuse nécessité de quitter, six à huit fois par jour si ce n’est plus, le chapiteau pour respirer un air plus frais, vous rafraîchir, vous restaurer, faire vos ablutions et vos prières dans des espaces prévus à cet effet sous des chapiteaux de dimensions convenables. La restauration se fait dans des espèces de fast -food assez agréables et tenus de manière professionnelle dans une hygiène impeccable. Lors de la précédente édition, nous avons été amené à utiliser les toilettes installées dans des espèces de cabines sahariennes où l’on remarquait qu’elles étaient d’origine japonaise ou fabriquées en Algérie sous licence japonaise. Au deuxième jour et après une heure d’utilisation, aucune chasse d’eau ne fonctionnait ! Mauvaise qualité du produit ? Absence de civisme ? Cette édition a eu la chance de ne pas connaître de chutes de pluies comme celles de l’année dernière où, à cause de la géométrie du haut du chapiteau, dessinant sur toute la longueur des crevasses continues qui ont emmagasiné des tonnes d’eau dont un large volume a fini à l’intérieur du Salon !

3. Destination du Salon.

Ce Salon n’avait  pas à prouver qu’il n’était destiné qu’au public algérois ou des wilayate environnantes puisqu’il est dénommé « Salon International du Livre d’Alger ». Le décor est donc planté. N’y a-t-il pas de lectorat en dehors de la Capitale ?  Force est d’admettre que ses initiateurs l’appréhendent ainsi. Cette iniquité ne concerne malheureusement pas uniquement le  livre. Mais là on ouvre un autre débat. Des  règles strictes régissent le déroulement de cette manifestation à laquelle participent, les éditeurs nationaux et étrangers, les importateurs, des structures officielles, des écrivains, des conférenciers et chaque édition opte pour un pays comme invité d’honneur. Pour 2011, ce fut le Liban qui émargea-et ce n’est que justice- à cet égard. Si nos amis algérois trouvent les titres qui les intéressent, c’est tant mieux pour eux. Mais qu’en est-il des autres algé..riens ? Nous nous contenterons de citer quelques cas qui doivent interpeller les organisateurs dans l’espoir de les voir épouser une attitude plus juste, plus équitable, qui tombe sous l’effet du bon sens pour que l’idée de faire intégralement partie des passagers du même bateau « Algérie » puisse indifféremment les habiter. La cohésion, l’harmonie et surtout la solidarité sont l’unique gage pour faire avancer notre société dans des chemins droits, loin des embûches, des tribalismes étroits et des risques de dérapage. Pour cela, toutes les règles, bonnes ou mauvaises, qui doivent régir les rapports entre tous les enfants de ce grand Pays doivent être rigoureusement appliquées de la même manière à l’ensemble des citoyens. En quoi ce que je viens de dire concerne-t-il le livre ? Je n’ai qu’une tentative de réponse et je la livre sur la base de faits constatés de visu. Je rappelle que j’exerce le « métier » de libraire depuis bientôt sept années et ce, sur insistance de mes enfants et de quelques amis.

L’année dernière, pendant que je déjeunais au Sila, j’ai partagé une table avec un convive qui venait d’acquérir trois livres. Les  titres ne pouvaient laisser planer le doute en moi : j’étais bel et bien en face d’un professeur d’université. Engageant la discussion nous avons parlé du Salon. Je lui avais demandé combien lui avaient coûté ses trois livres. Il me répondit : « 9000,00 D.A ». Vendant les mêmes livres dans ma librairie, j’ai trouvé qu’il les avait payés cher mais ne lui dis rien. J’apprends alors que mon convive était effectivement professeur d’Université à Adrar et qu’il avait spécialement fait le déplacement à Alger pour les acquérir. Le prix du billet d’avion, les frais d’hôtel et de restauration et les tarifs exorbitants des taxieurs lui ont nécessité 43 000,00 D.A ! Des dizaines de cas identiques  doivent interpeller les pouvoirs et les décideurs. D’autres visiteurs venant de l’Ouest se sont organisés pour acquérir ce qu’ils désiraient : ils se sont mis à quatre et ont pris l’autoroute de bonne heure pour arriver juste avant l’ouverture du Salon où sachant exactement ce qu’ils voulaient, ont fait leurs achats, assouvi leur curiosité et s’en sont retournés chez eux, le coût du Mazout pour l’aller-retour leur revenant moins cher que ce que leur aurait demandé un taxieur à Alger. Mais ils ont quand même couru les risques de la circulation. Comment peut-on apprécier le nombre de ceux qui avaient de réels besoins en livres et qui sont restés sur leur faim, dépités et impuissants faute de moyens ? Là, se pose un vrai problème : celui de l’interdiction de vendre aux libraires (au niveau du Sila) au  prétexte fallacieux qu’il n’est destiné qu’aux particuliers. Au cours de déjeuners que j’ai eu à consommer durant deux journées consécutives, je me suis attablé à la terrasse d’un fast-food situé en face d’une sortie importante du chapiteau. Par curiosité je commençais à compter le nombre de visiteurs qui en sortaient : sur cent, seuls cinq tenaient des sachets à la main. Le même constat fut fait pendant les deux jours. Les statistiques officielles n’hésitent pas à rappeler, avec insistance, le nombre de visiteurs et le nombre de titres exposés. Pour les premiers cités, si l’on faisait la part des curieux, celle de ceux qui trouvent là une occasion pour tuer le temps ou promener leurs progénitures, il ne resterait pas grand monde dont le déplacement est totalement motivé par le besoin de lectures. Nous avons même remarqué une catégorie de visiteurs intéressés par les seuls livres vendus dédicacés par leurs auteurs. Sur ce point précis Dilem était au top suivi par Si Ahmed Benbitour qui dédicaçait « Radioscopie ».

Quant au nombre de titres déclaré, les responsables ne tiennent apparemment compte que des listings des exposants. Or, pour le livre arabe et notamment religieux, et pour l’ensemble des exposants vous retrouvez une moyenne de 60 titres chez chacun d’eux. Et là, un constat est à signaler : pour un nombre important de titres, nous avons la ferme conviction que l’Algérie détient la plus forte concentration mondiale. Que l’on juge : plus de 40 000 000 d’exemplaires du Saint Coran dans des lectures rarement utilisées (Il en existe dix, celle de Ouarch  et accessoirement de Hafs étant les plus répandues au Maghreb), les exégèses du Coran, L’histoire des Prophètes existent dans tous les foyers algériens « versés » dans la religion. Les pèlerins et les postulants à la Omra  déversent chaque année quelque 5000 000 d’exemplaires du Coran.

La qualité du livre laisse à désirer (papier fait à partir de la reconversion de vieux journaux),  mauvaise reliure et fautes d’impression et même grammaticales. Pourtant une commission de lecture siège aux niveaux des ministères des Affaires religieuses et de la Culture ! Heureusement qu’il existe des importateurs qui répondent aux besoins des étudiants, proposant des thèmes d’actualité édités avec tout le professionnalisme qu’exige ce noble métier. Un dernier point. Nous n’avons point compris les motivations qui font que les plus grands auteurs algériens soient mis sous éteignoir. El Makarri (mort en 1631), – artiste du verbe selon Jacques Berque –  auteur du célèbre Nefh Ettib (œuvre qui ne verra point de semblable jusqu’à nos jours, toujours selon  le même Jacques Berque) et El Ouancharissi auteur de l’incontournable « El Mi’yar) ne figuraient même pas dans la liste des 1 000  auteurs édités ou réédités à l’occasion de l’événement « Alger capitale de la culture arabe ».

Le livre français semble mieux maîtrisé. Ne pouvant visiter tous les exposants et par expérience répétée, nous pouvons dire que trois importateurs émergent nettement au-dessus du lot. Seulement les prix restent curieusement inabordables. Quand on connaît parfaitement les règles financières qui régissent l’exportation des livres à partir de l’Union Européenne, ceux-ci doivent être proposés à un prix nettement inférieur à celui imprimé au dos du livre en Euros ce qui n’est malheureusement pas le cas. Certains exposants étrangers, proposant d’excellentes éditions avec des titres novateurs vous remettent des catalogues avec prix en dollars et une marge de 20 à 25% de remise sauf que le dollar qui coûte 75 dinars au change officiel, eux le comptent à 100 dinars. Et pas un seul contrôle des prix n’est opéré.

La présence de vieux livres achetés à la valeur du papier est intolérable et pourtant il y en avait.

4. L’indisponibilité des livres au niveau des libraires.

Lorsque les importateurs furent mis dans l’obligation de régler leurs achats par crédits documentaires, nombre d’entre eux qui avaient envisagé des revirements de situation, ont abandonné le créneau pour se consacrer aux projets réalisés grâce aux bénéfices engrangés par l’importation des livres. Ne restaient que quelques opérateurs qui se démenaient comme ils pouvaient. Ils n’avaient plus qu’un recours : obtenir des commandes fermes auprès des Institutions publiques pour continuer à vivoter. Aussi abandonnèrent-ils les libraires sans préavis. Les marges faramineuses appliquées aux Institutions, allaient les renforcer dans cette « stratégie ». Or entretemps, intervint une marche arrière sur le passage par le crédit documentaire. Les libraires se sentirent soulagés mais ce ne fut que feu de paille. Les importateurs, encouragés par les tarifs prohibitifs acceptés par les Institutions qui reçurent ordre d’honorer rapidement leurs achats, ne demandèrent pas mieux que de continuer à ignorer les libraires. Aux plus professionnels d’entre eux et par respect pour leur clientèle, ne restait que le Sila. Or, il y avait un obstacle à surmonter : pas de cartons à la sortie du chapiteau. Une légion de portefaix leur sortait les sachets de livres qui allaient leur permettre de maintenir un semblant d’activité. La solution ? Les responsables du Sila, pour ne pas permettre au Professeur d’Adrar de se saigner, lui et ses confrères du Pays, doivent organiser, dans des normes requises, une journée spéciale pour les libraires. Le retour aux « Pins Maritimes » devient une nécessité absolue. On doit réfléchir à la régionalisation de ce salon.  Et le SILA deviendra intégralement algérien.