Le choix de l’entreprise Keynetics, proche des militaires français, pour fabriquer le passeport biométrique algérien provoque un tollé à Alger. Pour cause d’atteinte à la sécurité nationale.
Le 21 juillet 2015 à l’Aéroport Houari Boumediene, les vols affichent complet, pour cause de congés d’été. Une note de la Police de l’air et des frontières (PAF) française, rendue publique le même jour, refroidit les ardeurs des touristes à destination de l’Europe. A partir du 24 août prochain, prévient l’administration française, les anciens passeports non biométriques ne seront plus acceptés en France. Avec ou sans titre de séjour valable.
Le même 21 juillet, on apprenait que la société française Keynetics, qui fabrique déjà les passeports biométriques électroniques algériens, voit son marché de confection de la carte d’identité biométrique divisé par deux. Une partie est confiée à Gemalto, l’un de ses actionnaires, l’autre à un concurrent allemand, Giesecke et Devrient (GND).
Trois jours plus tard, Ramtane Lamamra, ministre des affaires étrangères algérien, évoque à Paris le dossier biométrique avec Laurent Fabius, patron de la diplomatie française. Le même jour, la PAF française annule sa note, prétextant une initiative personnelle d’un agent. L’imbroglio est mal tombé, en plein pic de départs et alors que les passeports biométriques sont délivrés au compte-goutte. Les vols reprennent, mais la question est désormais posée: comment et par qui ont été fabriqués ces fameux passeports algériens ?
Des puces très françaises
En 2009, le ministre de l’intérieur algérien, Nouredine Yazid Zerhouni, initie cette conversion de l’Algérie au passeport biométrique. Successivement numéro deux, puis numéro un de la SM, la redoutable Sécurité Militaire du temps de Boumediene, Zerhouni connait la sensiblité de ce dossier qui touche à des millions de données personnelles. Pourtant cet homme théoriquement averti confie à trois entreprises françaises -Keynetics, Oberthur et Fasve- la fabrication du nouveau passeport biométrique électronique. Un choix surprenant, et qui est effectué au terme d’un appel d’offres relativement opaque et apparemment peu avantageux pour le gagnant, le français Keynetics.
Devenu entretemps Keynetics-OpenTrust, le groupe est le leader européen dans la sécurité des échanges numériques. Ses équipes gèrent plus de 20 millions d’identités numériques protégées, 2,5 milliards de transactions électroniques annuelles et un chiffre d’affaires à l’international de 20 millions d’euros. Keynetics a été créé en 2004 pour pallier à la perte de Gemplus, leader français des très sensibles technologies de protection des données informatiques, racheté par un fonds d’investissement américain proche de la CIA. A ce titre, la naissance de Keynetics a été pilotée par le ministère de la défense français: on retrouve parmi les actionnaires fondateurs, l’Etat français à travers la Caisse des Dépôts et Consignation. Thierry Dassault, président du Conseil d’administration est par ailleurs directeur général délégué du groupe industriel Marcel Dassault.
Deuxième société choisie par l’Algérie, Oberthur est plutôt un sous-traitant spécialisé dans les cartes à puce et fondé par Jean Pierre Savare, un ex de la BNP, une banque française bien implantée en Algérie. Le troisième larron, la société Fasver, est chargé de la couverture du passeport en laminat qui inclut la puce. Il s’agit d’une petite entreprise familiale de Baillargues, un village de l’Hérault, qui employait une cinquantaine de salariés à l’époque.
Des cartes brouillées
Très vite, les cartes se brouillent et les sociétés qui fabriquent le passeeport biométrique algérien changent d’actionnaires. Oberthur est racheté en 2011 par le fonds d’investissement américain Advent International. La transaction est facilitée par le conseil financier de la banque d’affaires M&A Rothschild. L’imprimeur Fasver est racheté aussi en 2012 par l’Américain ITW Covid Security. L’Entreprise patrimoniale Edmond de Rothschild qui joue les bons offices. Rachats d’entreprises, participations croisées, proximité avec le ministère français de la Défense….L’Algérie si sourcilleuse en matière de secret des sonnées stratégiques aurait-elle perdu la main? Le ministre Zehrouni aurait-il trop croisé les militaires français à l’hopital du Val de Grace où il se fait régulièrement soigné à l’époque pour une grave pathologie au rein?
En tout cas, le dossier devient brulant. L’Hôtel des Monnaies de la Banque d’Algérie proteste, mais discrètement. Chez « Algérie Telecom », l’entreprise publique des technologies numériques, on se dit surpris, car capable de fabriquer la couverture à puce du passeport. Seule concession, le petit imprimeur « Fasver » est écarté de la fabrication du passeport, mais au profit du Franco-Néerlandais Gemalto, actionnaire par ailleurs de Keynetics. La boucle est bouclée.
Fichage serré
En 2010, le ministre de l’Intérieur Zerhouni persiste et signe. Il met en oeuvre le projet qui concerne quelque 600 000 passeports sur les 5 millions en circulation à l’époque, soit une moyenne de 40 000 dossiers à traiter par mois. Dans cette procédure, il impose aux Algérien(ne)s un formulaire de plusieurs pages de données très personnelles à remplir, assorti d’une enquête policière et administrative, et surtout d’une étrange mesure: les demandeurs de ce document sont appelés à authentifier les renseignements fournis en présence d’un proche, ami ou collègue algérien n’ayant pas d’antécédents judiciaires. Les Algériens protestent contre cette opération de flicage, d’autant que toutes ces données se retrouveront dans des serveurs français. Sous la pression, le projet est allégé, quelques informations de base seulement seront désormais nécessaires.
Alors que Nouredine Yazid Zerhouni affirme encore que les informations concernant les Algériens ne quitteront jamais le territoire national, tout se complique. Les clés de chiffrement des puces de Gemalto tombent aux mains de la NSA américaine et le GCHQ anglais, selon le site d’enquête américain « The Intercept » qui cite Edward Snowden comme source. A l’intérieur de ces puces, on découvre les données des passeports biométriques algériens et de la carte Chiffa, l’équivalent de la carte vitale française. La suspicion s’installe, Zerhouni est démis de ses fonctions et nommé vice-premier ministre, poste fictif spécialement créé pour lui dans la nouvelle Constitution.
Résultat, l’obtention du fameux passeport est toujours aussi problématique pour l’Algérien de base. Zehrouni, lui, entre deux voyages à l’étranger avec un passeport diplomatique, est l’invité surprise cet été d’un colloque sur Apulée, écrivain berbère de l’Antiquité romaine et auteur du fameux « L’âne d’or ou les Métamorphoses », considéré comme le premier roman de l’humanité. Non biométrique.
Aveux tardifs
Zerhouni démis en 2010, c’est Daho Ould Kablia, un ancien des services secrets, qui occupe le ministère de l’Intérieur et s’inquiète de la sécurisation des données. Pourquoi avoir choisi au départ Oberthur dont la technologie est jugée dépassée? Comment cet opérateur a arraché le marché du « PKI » – à savoir l’architecture à clés publiques incluse dans la puce- au leader du secteur, l’Allemand Giesecke et Devrient (GND) qui avait soumissionné en 2009? Face à ces interrogations venues du plus haut sommet de l’Etat, l’opérateur Gemalto, actionnaire de Keynetics, explique -enfin- que selon lui, ses puces ont probablement été piratées par les services secrets américains et anglais. Pour jurer, dans la foulée, « qu’il consacrerait toutes ses ressources (…) pour comprendre la portée de ces techniques sophistiquées utilisées pour intercepter des données sur les cartes SIM. »
Faute avouée est pardonnée….Trois mois plus tard, le même Gemalto, toujours actionnaire de Keynetics, devenue Keynetics-OpenTrust, annonce avoir été choisi par l’Hôtel des Monnaies de la Banque d’Algérie pour soutenir le programme de passeports électroniques du pays, ainsi que pour augmenter sa capacité de production. Personne ne proteste. mais, crise pétrolière oblige, le premier projet de carte d’identité, budgétisé à 300 millions d’euros (10 euros la carte), est grandement revu à la baisse, 17 millions d’euros. Début 2015, le ministre déclare infructueux l’appel d’offres pour la confection de la carte d’identité biométrique cette fois, exigeant du bénéficiaire du marché qu’il efface aussi le système PKI Sequoia de Keynetics du passeport biométrique. Il lance un deuxième appel, mais en éliminant cete fois l’obligation de supprimer le PKI du passeport.
Juillet 2015, le nouveau ministre de l’intérieur, Nouredine Bedoui, octroie finalement le marché de la carte d’identité à Gemalto, mais c’est l’Allemand Giesecke et Devrient qui sera chargé de l’architecture PKI et de la personnalisation, lui qui avait soumissionné sans succès pour le passeport. Tout le monde industriel est content. Sauf les usagers, évidemment.
Retards à la carte
Prévue pour être fin prête au premier semestre 2015, selon le directeur général de la modernisation, de la documentation et des archives au ministère de l’Intérieur, la carte d’identité biométrique est déjà en retard. Pour le passeport, c’est toujours le compte à rebours à l’approche de la date butoir du 24 novembre fixée par l’organisation de l’aviation civile pour imposer ce document électronique à tout voyageur. Des mois d’attente pour les Algérien(ne)s qui se bousculent dans les daïras du pays (sous-préfectures) et les consulats en Europe et dans le monde.
En cause, ce sont les changements d’opérateurs et de sous-traitants, les retards dans la livraison des équipements, la polémique sur la sécurisation des données. Selon les officiels qui se veulent rassurants, 20.000 passeports biométriques sont confectionnés par jour, 4.500.000 ont déjà été livrés. Mais la question centrale reste: qui possède aujourd’hui ce méga fichier sensible rassemblent ces données personnelles de millions de personnes ? Une partie est en France, l’autre aux Pays-Bas, une autre aux USA, en Angleterre et une dernière probablement en Allemagne depuis peu. Surtout, en faisant mine d’écarter Keynetics, l’Algérie a pris Gemalto, qui n’est autre qu’un actionnaire de Keynetics. Et le sensible PKI n’a pas été retiré et figure toujours dans la puce du passeport biométrique.
Quant à l’Alsacien Oberthur, premier détenteur du marché à l’origine grâce à l’entregent d’un colonel des services proche du ministère de la Poste et des Technologies, a été racheté entretemps par les Américains, et a refait surface… au Mali. Où il vient de prendre le marché de la fabrication des passeports biométriques, provoquant là-bas aussi une polémique sur la Sécurité Nationale.
D’où la question: qui a dit que dans ces conditions il fallait voyager ?
Source : Mondafrique