BEL-ABBES INFO

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LE FANTÔME DE TANGER

ByAL HANIF

Mar 13, 2017

Aéroport Ibn Batouta de Tanger. Le vol pour Paris est déjà affiché et aucun retard n’est annoncé. Tout se déroule sous les meilleurs auspices.
Les sièges du hall d’embarquement sont d’un confort standard et je cale ma carcasse au dos de l’un deux dans la rangée qui a vue sur le panneau d’affichage.
Je contemple le timbre, à l’effigie du grand voyageur, acheté à la boutique duty free et rêve aux voyages fabuleux qui avaient enflammé mon imagination. Qu’aurais-je à lui demander si il se trouvait là?

 » Que veux-tu savoir Ya Sayidi? » me demanda le portrait du timbre abandonnant toute rationalité, ce puissant briseur de mythes, je me surpris à marmonner:
 » Qui est-tu? »
 » Rassure toi Ya Sayidi! le brouillard de l’esprit est si épais qu’il nous dérobe la vue. Je suis Abu Abdallah Mohammed Ibn Abdallah al-Lawati at Tanjwi Ibn Battûta.
Et si tu devais m’interroger sur mon métier, je te répondrai , curieux, curieux de la vie, voyageur au long cours, amoureux des femmes, marcheur, marin, juge, philosophe et mendiant . »
 » Ne le prenez pas mal Si Battutâ, mais beaucoup vous prennent pour un mythomane et nous conseillent de ne pas prêter foi à vos récits de Rihla. »

Le fantôme , puisqu’il faut l’appeler ainsi, échappé du timbre , ne montra aucune irritation à cette remarque.
« Je suis né dans cette belle ville en 1304 et j’ai parcouru plus de kilomètres, qu’il n’y avait d’habitants dans ma ville, avec pour seuls bagages, ma foi musulmane et ma connaissance de la langue arabe, moi le amazigh.

L’accomplissement du hadj a été ma vraie motivation et peut-être comme tous les voyageurs, j’avais gardé la nostalgie ancienne du globe terrestre avant qu’il ne soit disloqué.
Des rivières, des mers, des déserts et des montagnes ne m’ont pas permis de le parcourir à trait continu, comme à l’origine, mais j’en vu une grande partie, plus que tout être humain vivant à mon époque.

Je peux te dire Ya Sayidi, que ceci n’est pas une fable et que tu ne dois pas douter de ma sincérité. Partout où le premier homme s’est avisé de déclarer « ceci est à moi » et qu’il se trouva des gens assez simples pour le croire, une société civile a émergé faite de brutalité, de crimes, de meurtres, de pillages et d’horreurs. Mais j’ai aussi vu le génie de l’homme, les vestiges de l’essor et du déclin des civilisations.

 » Je commençai mon périple par l’Algérie en plein mois de ramadan, n’observant que de brèves haltes et gagné Tunis pour me joindre à une caravane partant pour l’Arabie. J’y ai trouvé épouses nombreuses, des plus incultes aux plus lettrées.

En Égypte, le phare d’Alexandrie n’était qu’amas de ruines et au Caire, les pyramides de Gizeh, parées de calcaire blanchâtre, aveuglaient le visiteur sous un soleil de plomb.

À Quods, au Dôme du Rocher j’ai prié et rêvé. Dans ce qui semblait n’être qu’un seul pays, baigné par les flots bleutés de la côte méditerranéenne, Tyr, Sayda, Beyrouth, Tripoli et Damas exhibaient leur opulence , la douceur de vivre et la beauté apprêtée de leurs femmes et la richesse des étals des souks et des échoppes.

À Alep « une âpre citadelle se dresse contre ceux qui veulent la prendre avec sa haute vigie et ses flancs abrupts » et je ‘me suis prosterné dans la grande mosquée des Omeyades devant le tombeau de Zacharie cité dans le Coran. »

« Est-il vrai que vous avez séjourné en Inde, Aux Maldives, à Ceylan, au Bengale. Savez-vous que ces deux derniers pays ont changé de noms et s’appellent aujourd’hui le Sri Lanka et le Bangladesh et sont cités comme lieux de malheurs ? »

« Oui, j’ai visité toutes ces contrées et appris à craindre la colère d’Allah et celle des potentats. Après un naufrage dans lequel biens et vies ont été perdus, j’ai fui l’ire du Sultan de Delhi pour une longue pause aux Maldives où j’ai encore trouvé femmes, avant que la jalousie ne me chasse de ce paradis.

Ne me racontez pas par pitié, vos funestes aventures de 2017 ; j’avais annoncé les calamités à venir. Dans le monde et dans la vie, tout est surprenant : dans le compagnonnage de la Horde d’Or, au sein des tribus de l’Anatolie, j’ai vu des femmes libres et respectées et dans la Chine si avancée, un pouvoir tyrannique enchaînait et assujettissait ses sujets à toutes ses extravagances et vices.

Les autorités qui règlent leur conduite sur les commandements divins savent faire la différence entre ce qui est juste et ce qui est injuste. La peste en mon temps décimait des contrées que j’avais connues prospères avec la rapidité de l’éclair et les prières de la Quaraouiyine étaient consolation.

Oui, j’ai vu des usages d’une cruauté indescriptible comme l’infibulation des femmes ,des esclaves vendus partout, et le droit à la propriété s’abreuver à la sueur des misérables, tenus en servitude dans l’abrutissement de la superstition et la vénération de personnes qui se sont sacralisées.

J’ai vu des villes mises à sac comme Bagdad et d’autres plus intelligentes comme Tabriz qui a ouvert ses portes pour éviter le pillage, et l’Empire de la Horde accorder grande considération à ses femmes et terrifier l’ennemi.

En Perse, Ispahan n’était égalée que par la beauté radieuse de ses femmes, houris du paradis, au langage qui rappelait le roucoulement des colombes.
Et j’ai emporté le souvenir de Hama, cette ville charmante, entourée de vergers où tournent des roues hydrauliques.

Non, non Ya Sayidi, ne me dis rien de leur état présent »!

AL-HANIF