Qui de ma génération ne connaît pas Bekaniche, Kani pour les intimes. Souvent, dans l’évocation des souvenirs, la terrible phrase revient dans les discussions : « Ahhh ! Ya dénia bent elkelb ! ». Oui, combien de philosophes ont disserté sur la vie sans être convaincus de leurs approches, car eux-mêmes ont subi les inattendus de cette terrible machine sans âme et sans repères. Totalement indifférente à ce petit agneau qu’est l’homme, elle est le loup et elle le lessive à petit coup. Bekaniche n’est ni un agneau ni un loup, seulement un être humain, qui n’a jamais eu le plaisir d’entrelacer la vie, la sentir et l’embrasser comme tant d’autres ont cru le faire.Kani, a toujours souri à la vie. Elle, la chienne, elle l’a ignoré.
Kani, cet homme, le factotum de la cité durant plus de trois décennies, à l’âge de 71 ans(entretien réalisé en février 2012), me raconta les yeux fixés dans le néant, sa douloureuse jeunesse liée à la période coloniale. Monsieur Joseph Boisseranc, alors chef des travaux des ponts et chaussées du village, adopta cet ouvrier chétif, pauvre et boiteux. Pour Luce, l’épouse, qui ne pouvait enfanter, Kani remplissait le vide affectif. Les emplettes de la maison, c’était Kani. Des moments pour s’éloigner des travaux routiniers des chaussées. En l’absence de Kani, le joker des ouvriers, la journée débutait et se terminait difficilement, dans une ambiance morose.
Né le 6 janvier 1932 à Mercier Lacombe, Kani a pris le chemin de l’école en 1938 en compagnie de son ami de toujours Hamida Yahia dit Lasba. En 1939, après la mort de sa mère, Kani abandonna l’école pour se livrer aux petits travaux journaliers qui lui permettaient de subvenir difficilement aux besoins de sa famille dans la misère. De plus, Kani tomba malade. « Ma mère était très fatiguée, et mon père, incapable de la prendre en charge, était contraint de l’emmener chez mon grand-père maternel. J’ai accompagné ma mère.Une fois arrivé chez mon grand père, les larmes aux yeux, je l’ai embrassée pour la dernière fois. Oui, pour la dernière fois, car le lendemain à l’aube, mon grand-père était venu frapper à notre porte pour annoncer la mort de ma mère, que Dieu ait son âme. J’ai pleuré toute la journée et, sans me rendre compte, j’ai gratté avec mes ongles au niveau de mon genou, jusqu’à faire couler du sang. Ma mère, dans l’autre monde, j’étais livré à moi-même. La plaie s’infecta, le microbe atteignit l’os et ce fut la gangrène. Heureusement, el Hadj Beddad et le docteur Guichard (que Dieu ait leurs âmes) m’orientèrent vers l’hôpital de Sidi Bel Abbès. »
Pour encore une fois marquer la période noire de son enfance, il enchaîna : « En 1945, j’étais cireur dans les rues du village, et je ne pouvais pas m’ acheter une boîte de cirage. La solution fut pour moi, de remplir une boîte vide avec de la graisse que je raclais sur les roues des calèches en stationnement. »
Engagé aux ponts et chaussées, Kani était souvent au service de la famille Bqoisseranc.Pendant la journée chez madame Boisseranc mère, qui tenait le bar-restaurant pour assurer les achats nécessaires pour la préparation des repas, et à l’heure libre, il servait et nettoyait derrière le bar. Le soir, il était placeur au cinéma le « Splendid » de la famille Boisseranc, une coquette salle de cinéma, de 300 places dont 250 places en orchestre. Elle était garnie de chaises pliantes en bois ordinaire et 50 fauteuils en bois noble ciré au fond de la salle. Sur le côté gauche de l’écran, était installée la buvette, tenue par A.Amroun, ouverte pendant les entractes, les bals du dimanche soir et les fêtes de fin d’année. Son frère, Y. Amroun, vérifiait la validité du billet à la porte d’entrée. Ils étaient ouvriers aux ponts et chaussées au même titre que Kani. Ce dernier, a vécu l’histoire du cinéma du muet au cinéma parlé, cinémascope et couleur. Luce, la gracieuse épouse de monsieur Joseph Boisseranc, s’occupait de la billetterie. Joseph, lui, était projectionniste.Kani accompagnait le patron, une fois par semaine sur Bouhanifia pour assurer la séance de projection hebdomadaire.
Monsieur Joseph Boisseranc, dit « Nini » né le 25 décembre 1908 à Chanzy, était conducteur de travaux aux ponts et chaussées de Mercier Lacombe. Originaire de Gap (France), son père vint se fixer en Afrique du Nord en 1898, tout d’abord à Sidi Bel Abbès, puis en 1919 à Mercier Lacombe où il exploitait un hôtel-café-restaurant-cinéma. En 1928, Joseph assura la succession paternelle. Mobilisé en 1939, il participa à la campagne de Syrie. Rappelé à nouveau en 1943, il fit la campagne de France avec la 5e division blindée. Instigateur du club de football le Mercier Lacombe Sport (MLS), il le fonda en 1932, sous les auspices de monsieur Roger Payri, alors maire du village. D’abord joueur, puis secrétaire général, il fut élu président du club en 1950. Il était l’animateur, car il entraînait et conseillait les jeunes du village. Le MLS fut champion du district de Sidi Bel Abbès en 1933 et 1942.
Il est rejoint et dépassé par le club musulman le « WACML » qui joua les premiers rôles en promotion d’honneur jusqu’en 1954. Il est dissous le 4 avril 1954, juste après la fin du match qui l’opposa au réveil d’Oran (équipe juive). Le MLS renforça ses rangs avec les joueurs du WACML pour atteindre la première division de la promotion d’honneur, aux côtés des équipes de Hamam-Bouhadjar, Lourmel, Tlemcen, Sidi Bel Abbès, Saida, Mascara, Mers-El-Kébir, Palikao. Joseph Boisseranc était président et entraîneur du club. « Je le considérais comme mon père , affirma timidement Kani les larmes aux yeux. En 1958, Nini se présenta aux élections municipales (premier collège). Il m’a demandé de lui acheter des bougies pour les allumer dans le mausolée du patron du village Sidi Yahia, afin que sa bénédiction l’aide pour remporter la victoire sur son beau-frère monsieur Lucien Sallèles. Pendant la campagne, je sillonnais les rues du village sur le capot de sa voiture, en scandant ‘Votez Nini, kaghet lesfar’(Votez Nini, bulletin jaune). Au cours du dépouillement, quand on annonça 50 fois le nom de Boisseranc, le nom de Sallèles était cité 2 fois. Monsieur Lucien Sallèles félicita son beau-frère en lui serrant la main et quitta la salle des délibérations de la mairie. Aussi, monsieur Boisseranc possédait une salle de cinéma à Bouhanifia.Il assurait une projection par semaine. On quittait Mercier Lacombe à 17 heures et on revenait tard vers 23 heures Au retour, en empruntant les virages de Graïa, monsieur Boisseranc ne cessait pas de klaxonner. La peur au ventre, je lui ai dit : « Pour qui ces coups de klaxon Monsieur Boisseranc ? ». Il me répondit avec le sourire aux lèvres : « Cela ne te regarde pas mon fils ». C’était l’époque où le FLN sévissait sur toute la région. Monsieur Boisseranc n’a quitté Mercier Lacombe qu’à la fin de l’année 1964. Après l’indépendance, il a continué à gérer ses biens à savoir, la salle de cinéma et le bar-restaurant. »
Pour terminer, Bekaniche me raconta l’anecdote connue par les Mercier Lacombois. Pendant la séance de projection hebdomadaire du film arabe, monsieur Boisseranc constata que la salle était archicomble, mais sur le panneau de marque au niveau du guichet, les places n’étaient pas cochées. Il s’est approché de moi avec le sourire pour me dire :« Kani mon fils, fiha ghacha ya rab el karim » ce qui veut dire « Kani, il y a tromperie, ô Dieu généreux ».
En s’installant en France, monsieur Boisseranc envoya de l’argent à Kani pour prendre le bateau, afin de le rejoindre à Sète. Comme à Mercier Lacombe, il tenait un bar-restaurant. Après avoir préparé sa valise en carton, il a pris le chemin du port d’Oran en compagnie de ses copains. Sur place, à une heure de l’embarquement, Kani éclata en sanglots : « Yamina ma petite fille me manque déjà ». Le voyant dans cet état, ses accompagnateurs le ramenèrent chez lui à Mercier Lacombe.Bekaniche, notre aimable Kani, vient de nous quitter le dimanche 26 janvier 2020, pour rejoindre son ami d’enfance Hamida Yahia, parti une semaine avant lui. Ils sont partis rejoindre l’éternel la main dans la main, comme au premier jour de leur rentrée en classe, jadis en septembre 1938.
Dr Driss Reffas