La sérénité est préfabriqué.L’insolence a déjà un gôut amer. L’angoisse est bridée dans des écrits triomphalistes...
L’Écho d’Oran du premier Novembre 1954 intègre le peloton des «pacificateurs» et prend part à la guerre ; il y adhère à visage découvert. Il n’est plus question de jouer à l’humaniste. Ce ne sont qu’oripeaux.
C’est la voix des colons qui vous parle «nous avons vécu jusqu’ici des années de mollesse, de faiblesse et de rêves». Le député-maire de la région d’Oran reconnaît sa tiédeur et celle de ses semblables. Les’ colonnes de la propagande à l’état brut sont ouvertes. «Le journal au plus grand tirage et le mieux distribué en Afrique du Nord» titre à sa page 12 : «Les attentats terroristes sont inspirés des méthodes criminelles des fellagha de Tunisie». Le préfet d’Oran, Pierre Lambert est sollicite pour donner son avis. Il se veut rassurant. «Feu de paille», dira-t-il. «Des sections de troupes sont incessamment attendues pour faire régner la sécurité dans les fermes isolées et les centres». Le commis de l’État français tente de faire moins de politique et plus… de propagande. Il est là pour appliquer une politique. L’Écho d’Oran s’en fait l’écho : «Attentats terroristes de Khenchela à Cassaigne… Sabotage, lignes de téléphone coupées, incendies, agressions armées» … Monsieur Lambert se réveillera le 2 novembre, avec de nouveaux titres et des casse-têtes en cascades : ils prendront place, cette fois-ci, en première page. «Les fermes sont assaillies», les paisibles villages aussi… L’Echo les cite, agit sur la psychologie de groupe. Le groupe d’intérêt. Les villages coloniaux «Ulysse, Bosquet, Cas-saigne, Lapasset» sont situés entre Mostaganem et Ténès… Le Dahra gronde… Mais Lambert tempère cette fois-ci l’ardeur des correspondants de l’Echo d’Oran. Il y va de sa survie. Les foyers insurrectionnels jaillissent sur toute l’étendue du territoire. Le Nord s’embrase. L’écho d’Oran s’enfonce. A sa manière, bien sûr.
Rio Salado (El Malah), sur la route de Témouchent, sort de sa torpeur «les fellagha ont fait dérailler la micheline entre Rio Salado et Laferrière», l’opulence est ébranlée, même si les colons repus ne font toujours pas la différence entre Aïn Témouchent et l’Alsace-Lorraine.
Le correspondant de Sebdou, aux portes de la steppe de Méchéria, confirme que le dépôt de liège flambe. Il donne le chiffre : «15 millions de dégâts…». Le journal élargit sa surface rédactionnelle «à l’événement», il, ne peut plus minoriser les faits. Les pages 1, 3 et12 s’ouvrent à l’Algérie en feu. A l’inquiétude de la minorité européenne, Fougues du Parc, député-maire d’Oran, est reçu par le président du Conseil Mendès-France. L’entrevue est fixée au 3 novembre. Le premier magistrat de la ville justifie con insistance à voir le premier magistrat de la métropole. Il s’élève contre «les infiltrations dangereuses que j’ai maintes fois dénoncées… ils infestent les abords des grandes villes algériennes». L’Écho d’Oran offre sa manchette et ses éditos. Plus raciste que,moi… tu meurs. «Le père de l’eau douce», s’en va en guerre tenue para et affirme pouvoir garantir : «la tranquillité de sa ville». Il rejoindra le chant des sirènes : «Il y a mise à sang d’une province française». Son cri de colère à l’encontre des métropolitains insouciants est immédiatement répercuté dans le journal, «dans son journal». Les intérêts des uns et des autres font jonction. La métropole s’ébroue. «Les CRS arrivent à Oran». Les titres triomphalistes sont mis en valeur. «Les hors-la-loi armés, réfugiés dans les parties boisées du Dahra, traqués par la gendarmerie, n’osent plus sortir». La guerre psychologique trouve un terrain idéal en milieu journalistique. «Les populations rurales sont demeurées fidèlement attachées à notre mission». LEcho d’Oran fait parler ses pigistes et couche sur toutes ses pages la fête de la Toussaint et les visites aux cimetières. On fonctionne au sentiment. La guerre psychologique a déjà commencé. L’Echo d’Oran en a donné le signal de départ. «L’Oranie a rendu un pieux hommage à ses morts glorieux», on fait référence aux guerres 14/18 et 39/45. La radio arabe, qui émet à partir de l’Égypte, est prise à partie. «Le lyrisme radiophonique du Caire n’a aucune incidence sur les populations»..La guerre psychologique est étalée sur 7 colonnes : «Le calme règne sur toute l’Algérie». L’Écho d’Oran se fait un devoir de reprendre les titres rassurants dans plusieurs éditions, avec des formules où le sensationnel prend la misère des Algériens comme justificatif, la voix des collaborateurs comme gage de fidélité. L’ONU est citée comme témoin. L’écrit a un ton de confidence : «les chefs de délégations arabes ont révélé qu’ils avaient été l’objet de sollicitations de la part de nationalistes, arabes». Le terme nationaliste est utilisé pour la «consommation» externe.
Les djounoud de fa liberté sont appelés terroristes : «ils veulent séparer l’Algérie de la France… nous poursuivrons les émeutiers pour que justice soit-faite… ils ne peuvent représenter le vrai visage de l’Algérie… il n y a pas de peuple algérien… Il n a que des Français-musulmans, et c’est tout… L’Algérie est le prolongement de la France».
Les avertissements sont menaçants, les mises en garde plus précises. Il faut maintenir le moral «soutenir les âmes faibles, gonfler les torses»: L’Écho du département – en page intérieure – est consacré au marché du vin, aux transactions immobilières, aux activités du port. La rubrique spectacle est consacrée à la mode. On peut lire entre autres : Eve et ses atours, les nouvelles fourrures, les nouvelles silhouettes, l’écharpe renard, l’apparition du lapin «bronze», la poudre de crêpe de Chine… les mariages des princes et les divorces des stars, etc:
Mais le journal n’est plus le même , il grignote sur ses rubriques habituelles, «ses constantes». Et ouvre plus ses pages intérieures à l’agitation qui secoue le pays. Le ton dans les écrits est plutôt grave. La sérénité est préfabriquée. L’insolence a déjà un goût amer. Les inquiétudes laissent place à la nostalgie. L’angoisse est bridée dans des écrits triomphalistes. L’histoire est conviée une nouvelle fois à titille: l’amour-,propre. A procurer du tonus. La joie de vivre n’a plus la même saveur. Les mêmes atouts. D’autres points. D’autres coins «oubliés» de la région font irruption dans la presse. Les faits d’armes «héroïques» glorifient «la troupe», vantent les mérites des soldats français venus en renfort. Sig, Saïda, Fellaousséne. Sebaa Chioukh, Messaada Ben Badis. Tafraoui, Mleta, Sfisef, les noms des agglomérations et douars troublent la teneur des communiqués victorieux. L’Echo d’Oran tranquillise sa clientèle, les colons. Assure le prêt-à-porter de l’information. ,«Les habitants, avec le plus grand calme, rentrent chez eux, pour goûter au repos bienfaiteur, après une journée mouvementée… Les terroristes ont fui à travers les dunes de Terga et Oued El Halouf». Les reporters servent pratiquement la même image du djoundi : «Il n’attaque jamais en face. il est plutôt traître dans ses- combats, et trouillard lorsqu’il est pris par les forces de l’ordre. Il est surtout assassin». L’Écho d’Oran se fera un plaisir de dénoncer sur plusieurs jours : «le terroriste qui a abattu froidement le garde forestier de la mare d’eau, devant sa femme et sa fille». L’horreur est perçue à sens unique. Zabana est dépeint comme un «bandit» sans foi ni loi. Même captif, il faisait peur,
François Mitterrand, ministre de l’Intérieur et protégé de Mendès-France, est repris par L’Écho d’Oran le 6 novembre 1954. I1 dira en substance, «tous ceux qui voudraient se séparer de la communauté française seront combattus». De nouveaux contingents arrivent de la métropole. Les secrétaires de rédaction «gonflent» l’information. La maquette est acquise aux gros caractères noirs. Les surtitres et sous-titres agrémentent les pages en trompe-l’œil. Le préfet du département d’Oran «interdit la vente des engins explosifs», la fête du Mouloud Ennabawi est placée sous haute surveillance.Les slogans hostilles aux Algériens fleurissent dans le journal : «Défense de toucher à l’Algérie française» ou encore «Bientôt l’Algérie connaîtra une période heureuse». La propagande militaire est mise en branle. «A l’école de Toufana, abandonnée par les élèves et le maître, on lisait encore : «Ahmed dit à Ali : j’aime la France».
Le journal n’oublie pas d’insérer les prix du blé, des semences, des vins et spiritueux, même si des informations douloureuses sont attendues pour le lendemain. Les titres sont ronflants. Démagogiques : «Net échec du terrorisme en Oranie Le chef de bande (un Constantinois) est abattu… Le Le commando de Turgot est démembré. Le calme revient en Algérie».
Les pages centrales reçoivent- des hôtes de marque : Sidney Bechet, la fille du tambour-major , les rédacteurs des notules consacrés aux films projetés dans les salles de cinéma s’essayent à la description des faits de guerre. De préférence celles qui ont ,vu la. France sortir victorieuse. Les,- alliés sont ignorés. Le journal innove dans la subversion mentale et porte une oreille attentive aux indiscrétions, genre «L’état-major m’a dit: il n’y aura pas d’opérations spectaculaires, mais une contre-guérilla. Celle-ci est enfin reconnue comme forme de résistance».
La terminologie militaire est plus présente sur le journal. Moins hypocrite. Il n’y a plus de place aux phrases imagées. «Il faut abattre le fellagha sur son terrain». En attendant, on pleure les Européens tués par des terroristes. Toutes les messes sont rapportées avec larmes, messes attendrissantes et termes vengeurs. Les photos des européennes «trahies par le sort» ne sont pas en reste. Le week-end est estimé «particulièrement fructueux pour les forces de l’ordre». Le dernier homme de Cassaigne «Sidi Ali est arrêté». Oran n’échappe pas à cette chasse aux fellaghas : «30 terroristes ont été arrêtés le samedi». Il est nécessaire de gagner les hésitants dans la population pied noir. Le journal glorifie ses soldats de Verdun et salue les missions des parachutistes : «Ils sont à pied dœuvre sous les ordres du colonel Ducoumeau, héros des campagnes d’Indochine». On explique avec détails « les raids d’intimidations qui ont affolé l’adversaire». Le résistant monte en grade, il est enfin adversaire, alors qu’il n’était même pas être humain. Il était indigène. Et encore, ça ne voulait pratiquement rien dire dans les écrits. Le préfet d’Oran, chevalier de la Légion d’honneur, envoie sa circulaire aux maires de sa région : «je compte sur votre sang-froid et sur votre énergie pour rassurer les populations légitimement inquiètes. Je vous demande de leur faire savoir qu’elles sont efficacement protégées par les forces du maintien de l’ordre». C’est toujours l’Echo d’Oran qui en fait la diffusion. Le relais de la manipulation fonctionne au quart de tour.
Les anciens ministres et gouverneurs sont invités à donner leur avis sur le journal. «Il faut rétablir l’ordre et empêcher que continuent les meurtres. Il faut châtier les coupables. Le danger est à nos portes». L’arsenal répressif élit domicile dans la rue de l’Hôtel de ville de la Place d’Armes. Le .maire est à peine à 200 mètres de la rotative. Le 8 novembre, L’Echo d’Oran croit détenir son scoop : «Coup de maître des forces de l’ordre, hier à l’aube, près de Sig, le chef de l’organisation clandestine, Mohamed Zabana, a été grièvement blessé. Les hors-la-loi avaient envisagé de faire sauter la poudrière Eckmulh».
Oran l’européenne est dans la tourmente ; son «Echo» radicalisera les positions. Il sera soldat conquérant, parchemin, tambour et trompette. il a été plus que cela : porte-parole fidèle «des pacificateurs venus nombreux d’Indochine et d’ailleurs».
«Dien Bien Phu» est resté en travers de la gorge… et des plumes.
Bouziane BENACHOUR
* Article paru dans Algérie Actualité N° 1411 semaine du 29 oct au 04 Nov 1992
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