LE LYNCHAGE DE KADHAFI
par Jean-Claude Paye, Tülay Umay
L’exhibition des images du lynchage de Mouammar Kadhafi rend nos sociétés transparentes. Elles pétrifient et nous demandent de déposer les armes. Ce sacrifice traduit un retour vers une société matriarcale, vers un « état de nature ». En nous fixant dans une violence sacralisée, ces images nous révèlent que l’Empire étasunien constitue une régression inédite dans l’histoire de l’humanité. Elles attestent que l’objectif de cette guerre n’est pas seulement la conquête d’un objet, le pillage du pétrole ou des avoirs libyens, mais aussi, comme dans les croisades, la destruction d’un ordre symbolique, au profit d’une pure machine de jouissance, d’un capitalisme déchaîné.
RÉSEAU VOLTAIRE | BRUXELLES (BELGIQUE) | 23 NOVEMBRE 2011
l’occasion de la diffusion des images du lynchage de Mouammar Kadhafi, nos dirigeants politiques ont manifesté une étrange jouissance. « Strange Fruit » [1], ces images font immédiatement penser à celles de la pendaison de Saddam Hussein organisée le jour de l’Aïd al-Adha, la fête du sacrifice. Ces deux affaires nous inscrivent dans une structure religieuse qui, par la substitution du sacrifice humain à celui du bélier [2], restaure la figure primitive de la déesse Mère. Elle renverse l’Ancien testament et annule l’acte de la parole. Cette religion sans Livre se réduit au fétiche [3]. Elle n’a plus d’Autre, ni de Loi. Elle est simple injonction de jouir du spectacle de la mort.
Grâce à l’image, la volonté de puissance devient illimitée. La transgression n’est plus bornée comme dans le rite sacrificiel, ni dans l’espace, ni dans le temps, elle est constante. Elle fait écho à la violation permanente de l’ordre du droit enregistré depuis l’acte fondateur des attentats du 11 septembre 2001.
Un enfermement dans la tragédie
Le traitement du corps de Mouammar Kadhafi est révélateur de la tragédie vécue par le peuple libyen. Sa dépouille a été l’objet d’un double traitement d’exception, d’une double violation de l’ordre symbolique dans lequel s’insérait cette société. Au lieu, comme le veut le rite musulman, d’être inhumé le jour même, son cadavre, afin d’être livré au regard des visiteurs, a été exposé durant quatre jours dans une chambre froide. Cette exhibition s’accompagne ensuite d’un enterrement dans un lieu secret, malgré la demande de récupération du corps, adressée par son épouse à l’ONU.
Cette double décision du nouveau « pouvoir » libyen inscrit les populations dans une situation que la tragédie grecque a déjà traité. En interdisant à la famille d’inhumer le corps, le nouveau pouvoir politique se substitue à l’ordre symbolique. Supprimant toute articulation entre la « loi des hommes » et la « loi des dieux », le Conseil National de Transition les fusionne et s’octroie le monopole du sacré. Ainsi, il se place au-dessus du politique.
La décision du CNT, de refuser les funérailles à la famille et d’exhiber le cadavre, a pour objet de supprimer le signifiant du corps pour ne garder que la seule image de la mort. L’injonction de jouir de l’image du meurtre ne doit rencontrer aucune limite. Le fétiche perpétue la compulsion de répétition. La pulsion devient autonome et, sans différenciation, passe d’une image à une autre, de celle de la mort à celle de la mise à mort. Sa fonction est d’accroître la volonté de puissance.
Être maître de ce qui doit être vu
Ainsi, la profanation du corps n’est qu’un élément de sa fétichisation. L’essentiel se trouve dans les images du lynchage de Kadhafi. Capturées par GSM, elles occupent l’espace médiatique et tournent en boucles. Intrusives, elles apparaissent en temps réel dans notre vie quotidienne. À notre insu, elles nous capturent. Nous faisons partie de la scène, car, dans la pulsion scopique, le lynchage ne devient acte sacrificiel que grâce à l’objet-regard. Les images nous montrent des personnes en train de prendre des photos et de jouir du spectacle filmé. Elles exhibent l’instant du regard. Ce n’est plus l’objet qui est présenté en offrande, mais le sens qui se donne à voir, afin d’être maître de ce qui doit être vu.
Le lynchage en tant qu’image est une tradition occidentale. En photographiant leurs victimes, les membres du Ku Klux Klan exhibaient déjà le sacrifice humain comme un spectacle. Le traitement réservé à Kadhafi s’inscrit dans cette « culture ». Cependant, il s’en distingue sur un point. La mise en scène des actions du KKK était fortement ritualisée. Elle mimait un ordre social souterrain.
Ici, les images de GSM sont libérées de tout signifiant. Elles deviennent plus réelles que la réalité. Elles colonisent le réel qui, de facto, n’existe plus que comme anéantissement. Elles donnent à voir l’éclatement de la société et, ainsi, la toute puissance de l’action impériale. Ces images montrent un monde qui bascule en permanence. Elles nous placent dans l’effroi et installent la psychose. Elles détruisent tout rapport à l’autre et ne s’adressent qu’à des intériorités, à des monades dont on recherche le consentement.
Contrairement au langage qui nous inscrit dans un « nous », l’image s’adresse séparément à chaque individu. Elle empêche tout lien social, toute forme de symbolisation. Elle est le paradigme d’une société monadique. Ainsi, ces images nous en disent beaucoup, non sur le conflit lui-même, mais sur l’état de nos sociétés, ainsi que sur le futur programmé de la Libye : une guerre permanente.
Le sacrifice d’un bouc émissaire
Ces images donnent à voir la mise à mort d’un bouc émissaire. Elles constituent une actualisation de la notion de violence mimétique développée par René Girard dans sa lecture du Nouveau testament [4]. Par la répétition du sacrifice, elles nous introduisent dans une violence sans objet. Celle-ci devient compulsive. Si le bouc émissaire catalyse sur lui la violence, contrairement à ce qu’affirme Girard, il ne permet pas de l’arrêter. La paix ne peut être que momentanée. Elle n’est que préparation d’une nouvelle guerre. Chaque sacrifice appelle un autre. La destruction de la Libye doit être suivie de celle de la Syrie, de l’Iran…La violence devient infinie et fondatrice.
Comme dans les énoncés chrétiens, les commentaires des médias relatifs aux images du meurtre de Kadhafi transforment le bouc émissaire en victime émissaire. Si Kadhafi est lynché, c’est parce qu’il « a voulu mourir comme cela ». Il n’est pas victime d’une agression extérieure, il aurait obéit à une loi intérieure. Son exécution ne serait pas le résultat de sa volonté de résister, mais l’accomplissement d’un destin personnel. Cette procédure christique a été aussi mise en avant par René Girard. La figure du Christ opère un déplacement de la notion de bouc émissaire à celle de la victime émissaire qui s’offre afin de « racheter » le péché originel.
Ainsi, libres de toute dette symbolique, de tout corps social, ces images et leurs commentaires participent à l’inversion systématique de la Loi symbolique, ainsi qu’à l’état d’exception permanent, installé au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Sacralisé, le pouvoir politique, se substitue à l’ordre symbolique.
Une régression : du langage à l’image de l’unification à la déesse-Mère
Ces images nous ramènent à un stade où le sacrifice humain occupait une place centrale dans l’organisation sociale. Elles constituent un retour au phantasme primordial de l’unification à la mère [5]. Les travaux ethnologiques, ainsi que la psychanalyse, nous ont montré que le sacrifice humain opère un retour à une structure maternelle. L’amour et le sacrifice sont les attributs d’une organisation sociale qui ne distingue plus ordre politique et symbolique. Ce sont les paradigmes d’une société matriarcale qui réalise ici la fusion de l’individu avec le pouvoir maternel.
Ces images s’inscrivent dans une longue tradition chrétienne de renversement de ce qui fonde l’Ancien testament. Le récit d’Abraham est le moment instituant l’interdiction du sacrifice humain. La mort du Christ, au contraire, est le sacrifice d’Isaac inversé. Au lieu du bélier qui prend la place du fils donné, c’est le fils-Messie qui devient agneau [6].
Dans l’Ancien testament la mort du bélier est celle du dieu primitif. Elle symbolise ainsi un déplacement du sacrifice réel vers le langage : « Si dieu il y a, on le trouve dans les paroles d’alliance (le langage) » [7]. Ce mouvement inaugure l’existence d’un lieu producteur de la métaphore, de transformation du réel. Les opérations de déplacement et de métaphore, placées au cœur de ce récit, sont les procédures constitutives de la loi du langage [8]. La loi du langage est inscription de la non identité du mot et de la chose. Dans le conflit libyen, nous sommes dès le départ placé hors langage. Kadhafi est un tyran, car il est nommé comme tel. Les massacres réalisés par son régime n’ont pas besoin d’être prouvés, mais simplement affirmés. L’image du dictateur se suffit à elle-même. Elle n’intègre aucune contradiction et ne fait face à aucun réel. Elle est plus réelle que la réalité.
La fin de tout ordre symbolique
La loi du langage est acceptation que la langue est avant tout celle de l’autre. Elle est reconnaissance par l’homme de son incomplétude. Cette symbolisation opérée, par l’inscription de la dépendance de l’individu à l’autre, permet l’enclenchement d’un processus de reconnaissance mutuelle et ainsi la formation d’une société humaine [9]. Elle introduit une dette symbolique [10], un système de relations où l’individu trouve sa place et où il n’est pas son propre père. Cette dette, contrairement au péché originel, est unificatrice, car elle met en relation l’homme avec l’autre à partir d’un devenir.
Kadhafi était imparfaitement inséré dans le système capitaliste mondialisé. Il fonctionnait encore selon des valeurs relevant de la société traditionnelle, notamment celle du don constitutif de liens sociaux. Il a semblé fortement affecté par l’abandon de ses « amis » Sarkozy, Berlusconi ou Tony Blair… [11]. Il devait penser que ses différents cadeaux avaient installé un système de reconnaissance réciproque qui lui donnait une certaine protection. Il montre ainsi qu’il n’avait pas compris la nature du capitalisme. Dans ce système, toute relation sociale est abolie. Si dans les anciennes sociétés, l’échange d’objets sert de support à des rapports entre les hommes, dans le capitalisme, la marchandise et l’argent sont sujets. Les dons de Kadhafi ne pouvaient être perçus, par ceux qui les recevaient, que comme une avance sur ce qui leur revenait de droit. Les dieux obscurs de cette société ne peuvent être que ceux des marchés.
Des images de jouissance
Par la loi du langage, l’homme se distingue de la nature, de la déesse-mère qui n’a ni intérieur, ni extérieur. Le meurtre, au lieu d’être fondateur, est aboli afin de donner accès à la parole. Il s’établit alors un ordre humain distinct de l’ordre divin. L’individu n’est plus un enfant tout puissant. Il est séparé du pouvoir maternel.
Au contraire, les images du lynchage de Kadhafi nous ramènent dans l’originaire et la toute puissance. Elles nous inscrivent dans une structure religieuse d’avant la coupure opérée par l’interdit du sacrifice. Ces clichés nous réintroduisent dans la violence incestueuse, dans la jouissance de la pulsion haptique, dévorante [12]. Ici, l’impératif de jouissance supplante le politique. L’exemple le plus significatif nous est donné par l’interview d’Hillary Clinton qui accueille ces images comme une offrante. Hilare, elle exalte sa toute puissance et fait partager sa jubilation suite au lynchage : « Nous sommes venus, nous avons vu, il [Kadhafi] est mort ! » a t-elle déclaré au micro de la chaîne de télévision CBS [13].
La violence infligée au « Guide » libyen est aussi, pour les autres dirigeants occidentaux, un moment propice pour exprimer leur satisfaction et jouir de la réussite de leur initiative. « On ne va pas non plus verser des larmes sur Kadhafi », a notamment déclaré Alain Juppé [14].
Le corps meurtri comme icône de la violence
Les prises de position de nos dirigeants politiques, suite à la diffusion de ces images, nous confirment que l’élimination de Kadhafi est bien l’objectif de cette guerre et non la protection des populations. La tribune du 15 avril, de Barak Obama, Nicolas Sarkozy et de David Cameron, publiée conjointement parThe Times, The International Herald Tribune, Al-Hayat et Le Figaro, nous avait pourtant communiqué qu’« Il ne s’agit pas d’évincer Kadhafi par la force. Mais il est impossible d’imaginer que la Libye ait un avenir avec Kadhafi » [15]. Ainsi, sa violence consisterait essentiellement dans le fait qu’il n’ait pas abandonné le pouvoir, alors qu’il était inconcevable qu’il reste. Son image incarnerait la tyrannie, puisqu’il n’a pas rencontré l’amour des dirigeants occidentaux envers les populations libyennes. « Il (Kadhafi) s’est comporté de façon très agressive. Il a reçu de bonnes conditions pour se rendre, il les a refusées », a ajouté M. Juppé.
Les médias nous confirment que « les dictateurs finissent toujours comme cela ». Les marques de la violence font apparaître l’invisible. Le lynchage devient la preuve même que le supplicié était un dictateur. Ces stigmates nous montrent ce que l’on n’a pu voir : la preuve des massacres devant être perpétrés par Kadhafi. Ils sont une révélation de son intentionnalité, de ce au nom de quoi l’OTAN a justifié son intervention.
Une identité est ainsi opérée entre les massacres attribués au colonel et son corps ensanglanté. Les marques sur le corps vivant, puis sur la dépouille, ne représenteraient pas la violence des « libérateurs », mais porteraient le signe du sang versé par Kadhafi.
La violence du meurtre nous montre qu’il s’agit bien d’une vengeance. Elle atteste ainsi que ses auteurs sont bien des victimes et que cet assassinat est de l’ordre du sacré.
L’exhibition d’un pouvoir sans limite
Les images de l’acte sacrificiel permettent à nos dirigeants d’exhiber un pouvoir sans limite. Le ministre français de la Défense, Gérard Longuet, a révélé que l’aviation française, sur demande de l’état-major de l’Otan, avait « stoppé », c’est à dire bombardé le convoi en fuite à bord duquel se trouvait Kadhafi [16]. Il revendique ainsi un acte de violation de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. À cette occasion, Alain Juppé a aussi reconnu que l’objectif de l’invasion était bien de mettre le CNT au pouvoir : « L’opération doit aujourd’hui s’achever puisque l’objectif qui était le nôtre, c’est-à-dire accompagner les forces du CNT dans la libération de leur territoire, est maintenant atteint » [17]. La réussite de l’offensive de l’Otan s’est accompagnée, de la part des vainqueurs, de déclarations de plus en plus nombreuses actant la violation systématique, mais à bon droit, de la résolution de l’ONU. Le philosophe, écrivain, cinéaste, stratège et diplomate, Bernard Henri Levy a aussi témoigné dans son livre La guerre sans l’aimer que « La France a fourni directement ou indirectement de très importantes quantités d’armes aux rebelles libyens qui combattaient pour renverser Mouammar Kadhafi » [18]. Ces différentes déclarations attestent de la structure psychique de l’enfant tout puissant, phallus de l’État maternel, d’un pouvoir sans limite situé au delà de la parole et qui ainsi n’a pas à respecter ses engagements.
Ces différentes prises de position rappellent les déclarations de Tony Blair, reconnaissant qu’il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak, mais que la guerre contre Saddam Hussein était justifiée, car elle avait mis fin au règne d’un dictateur.
La victime et le sacrifice : les valeurs d’un retour à la barbarie
Le meurtre de Kadhafi, cet acte de « vengeance des victimes », a pour conséquence qu’il ne sera pas jugé. Cet assassinat rencontre les intérêts des firmes pétrolières et des gouvernement occidentaux. Leurs rapports étroits avec le régime du colonel ne seront pas mis sur la place publique. La substitution des images du lynchage à l’organisation d’un procès devant la Cour pénale internationale a surtout pour conséquence que, au lieu d’être stoppée par la parole, la violence devient infinie. La Libye, tout comme l’Irak et l’Afganistan, deviendra le cadre d’une guerre perpétuelle. Quant à nos régimes politiques, ils s’enfoncent dans un état d’exception permanent. Celui-ci accompagne l’émergence d’un pouvoir absolu, dont l’acte politique se place au delà de tout ordre de droit.
Une intervention militaire, engagée au nom de l’amour des dirigeants occidentaux envers les populations victimes d’un « tyran » [19] et magnifiée par l’exhibition du sacrifice de ce dernier, révèle une régression de nos sociétés vers la barbarie.
Le traitement du sacrifice de Kadhafi comme une icône confirme le caractère chrétien d’une guerre faite au nom de l’amour des victimes. La destruction de la Libye, par les forces de l’OTAN, s’inscrit dans la longue tradition des croisades, des guerres contre la loi symbolique initiées au nom de l’homme-Dieu [20]. Celles-ci résultaient déjà d’une réorganisation de l’Europe occidentale sous l’autorité du Pape [21]. Aujourd’hui, ce conflit, encore davantage que la guerre en Irak, produit une subsomption totale des pays européens sous l’Empire étasunien.
La guerre pour la démocratie est la version post-moderne de la « guerre sainte ». Celle-ci était sacrée, non parce qu’elle portait contre les « infidèles », mais par le fait même qu’elle était prêchée par le Pape, le représentant infaillible de l’homme-Dieu. Aujourd’hui, le caractère sacré de l’attaque résulte du caractère naturellement démocratique de son commanditaire étasunien, dont le président a reçu le prix Nobel de la Paix au début de son mandat, avant même qu’il ait posé un quelconque acte politique. Ce prix consacre le président étasunien en tant qu’icône chrétienne, en tant qu’incarnation dans l’image, de la paix et de la démocratie. Dans cette version laïcisée, il ne s’agit plus de sacralisation de l’homme conçu à l’image de Dieu, mais à l’image de lui-même, de sa nature pacifique et démocratique.