LARBI, HOMME TRANQUILLE

Larbi n’a jamais possédé de carte d’ancien moudjahid, ou plutôt n’avait jamais eu l’énergie de faire les démarches pour l’obtenir. Autour de lui, famille proche, amis et voisins le pressaient d’acquérir ce précieux sésame. Pour les bars, c’était trop tard. Des maquisards s’étaient rués pour les investir et faire couler à torrents la mousse de la bière âcre locale.

Pour les fermes des anciens colons et les plus belles villas, il n’était pas de force à rivaliser. Larbi avait été un héros ordinaire de la résistance.Il n’avait fait sauter aucun commissariat, ni pylône d’électricité, ni fait dérailler de train. Il a juste rédigé quelques tracts et organisé des réunions avec des jeunes lycéens qu’il aidait à prendre la route du maquis. Sa mission consistait aussi à abriter dans l’anonymat de la ville les moussabilines traqués, à les cacher, et à leur révéler leur mission. Un jour, il eût à accueillir Noureddine, jeune homme aux dix sept ans juvéniles et qui cultivait la ressemblance avec James Dean, jusque dans le blouson en toile noire , le T-shirt blanc et l’œil incandescent et bleu azur.

Noureddine était désigné pour abattre un informateur algérien dont les méfaits avaient fait des trouées dans les rangs des fidas. Deux précédentes tentatives avaient échoué et Zambretto, son surnom acquis en raison de sa prédilection pour les alcools forts, se tenait sur le qui-vive. Pour l’approcher, Nourredine comptait sur son physique très européen et ses allures de lycéen sage. Le pistolet, convoyé dans le couffin d’une vielle dame en haïk,
depuis le quartier de Saint Antoine, sous des sardines odorantes et des bottes de cerfeuil était entré en possession de Larbi qui devait le remettre à Noureddine.

La cible avait ses habitudes au café de la Marine, attablé, comme chaque jour, dans un rituel immuable, à l’heure de l’apéro toujours à la même table.Il avait une prédilection particulière pour les amandes salées et ce moment de la journée où la chaleur suffocante se laisse courtiser par la fraîche brise marine qui dépose ses embruns.Et où le soleil oranger commence à décliner derrière les acacias.

Nourredine devait voyager en tramway depuis l’Avenue Choupot en compagnie de Larbi qui devait lui désigner Zambretto.Le protocole convenu était d’agiter un journal roulé comme un bâton et de le lever en direction de la cible.

Nourredine et Larbi se séparèrent à proximité du bar La Marine,prenant deux directions opposées. Nourredine trembla et passa sa main dans ses cheveux broussailleux du noir le plus jais qui soit, et sentit tous ses muscles trembler et la paupière de son œil droit papillonner sans qu’il puisse la maîtriser. Larbi leva le journal en le pointant en direction d’un quadragénaire, au visage grêlé et au ventre rebondi. Une incisive en or soulignait le sourire carnassier de celui qui ne se voit jamais proie.Nourredine saisit le pistolet de petit calibre,dont le cran de sûreté avait été enlevé,s’avança jusqu’à frôler Zambretto et tira trois balles en pleine poitrine.

Le lendemain, Noureddine était convoyé au mont de Stamboul pour rejoindre le maquis. Il ne verra jamais l’indépendance ni l’année de ses dix huit ans. Trois jours plus tard, Larbi se fit arrêter. Ils l’attendaient comme
si on les avaient prévenus, militaires épaules carrées et flics aux yeux fureteurs. Les faux papiers de Larbi, n’ayant pas résisté à l’inspection, il gagna un séjour en prison qui s’éternisa jusqu’au 18 mars mars 1962, la veille du cessez-le-feu.

Sur cette période, il garda le mutisme le plus complet mais il lui arrivait souvent de revivre cette journée, comme si elle se répétait indéfiniment. Nourredine lui manquait tellement et surtout, il voyait dans les yeux de la maman de ce dernier, quand il la croisait un reproche muet. Peut-être voyait-elle en lui la destinée qui lui avait volé ce fils adoré?
Non, Larbi ne réclamerait jamais sa fiche communale.

AL-HANIF