Mon amour du cinéma me vient de loin.Il me vient d’une époque, où il n’existait pas de télévision et où les enfants pouvaient percevoir l’inquiétude qui taraudait les adultes et entendre l’angoisse qui faisait trembler leurs voix.
Laredj n’était plus un enfant, mais pas tout à fait un adulte.À seize ans, sa tête était mise à prix et il était recherché par le deuxième bureau.
La veille, alors que j’étais âgé de cinq ans et que je fuyais depuis toujours la compagnie des enfants de mon âge, ne m’intéressant qu’aux propos chuchotés des cercles des anciens, Laredj était venu souper à la maison et s’entretenir avec des airs de conspirateur avec ma maman.
Il avait obtenu la permission de m’emmener au cinéma pour la séance du soir. Ma petite quenotte dans sa main protectrice, nous avions remonté la rue Lemercier pour nous diriger vers les lumières du cinéma Vox. Nous nous trouvions dans le quartier européen de la ville et les effluves odorantes des dames bien mises, et des verres d’anisettes ne laissaient soupçonner aucune tragédie.
Laredj était un grand admirateur de péplums et Yul Bruner était placé bien haut dans son panthéon personnel. Je vécus cette séance comme dans un état second et me souviens avoir hurlé quand un char de combat déboucha à toute allure, certain qu’il allait nous percuter.
Jamais ce souvenir ne s’estompa, comme celui de ma main dans celle, mythique de mon cousin.
Il passait sa dernière nuit chez nous avant de gagner le maquis de Stamboul . Il continuait le combat de l’Émir fidèle à la tradition familiale.
Son passage par l’école française jusqu’en classe de quatrième lui vaudra le rang de secrétaire de Katiba.
Laredj ne partagea jamais la liesse de l’indépendance, et bien que tous eussent été certains de sa mort au maquis, sa mère ne se résigna jamais tout à fait à cette évidence.
Puis, le temps faisant son office, elle n’espéra plus que de retrouver le lieu où il était tombé les armes à la main pour faire son impossible travail de deuil.
Petit à petit, ballottée par des témoignages contradictoires qui la menèrent jusqu’à la frontière tunisienne, elle sembla perdre la raison.
Certains jours, elle le cherchait et l’appelait comme si il était là, à jouer dehors avec les autres enfants dans une des rues du populeux Bab Ali.
L’horloge du temps faisait revivre Laredj, enfant espiègle et coquet et la nuit,elle réveillait toute sa famille en appelant son fils, croyant avoir entendu sa voix.
Elle se cramponnait à l’espoir de revoir son petit enfant vivant, le cherchant jour après jour y laissant graduellement toute sa raison. Beaucoup craignaient que son chagrin ne soit contagieux alors que partout autour d’elle, dans cette Algérie enfin libre, presque tous avaient développé d’extraordinaires facultés à se débarrasser des peines et leur instinct de survie fut salutaire.
Aîcha, la maman survivait à sa manière en sacrifiant à un culte qu’elle avait enfanté: le culte de Laredj.
Nous avons tous grandi dans le récit de sa douceur et de sa bravoure. De son charme dévastateur et platonique auprès du beau sexe malgré son jeune âge, du mauvais œil qui le guettait, la porte franchie, de ses airs de chérubin et d’enfant sage qui faisait toutes ses nuits. Ma mère validait toute cette mythologie par une formule laconique: « Il n’y aura jamais de deuxième Laradj! »
Elle ne parla jamais de cette dernière nuit ni de son rôle à elle dans la résistance; de ce transistor, payé à prix d’or, qu’elle réussit à lui faire parvenir car il adorait se tenir informé et écouter la musique.
Mon père m’avait donné le goût des livres et Laredj celui du cinéma sans se douter qu’il sera un héros indépassable, un visage qui ne vieillira plus , une photo gravée dans la mémoire, vivante,
impossible à oublier.
Enfin, un jour de 1968, un témoignage crédible se présenta. Un camarade de combat et quasi voisin, relata à Aïcha les derniers instants de ce fils,engagé dans la lutte au sortir de l’enfance à
quinze ans. Il lui parla de cet accrochage fatal à son fils; de ses propres blessures et son exfiltration vers Ghardimaou et de cette formation en Italie qui le faisait rentrer si tard au pays. Les pleurs qu’ils versèrent ensemble furent la plus efficace des thérapies.
Personne ne meurt tout à fait tant qu’il reste dans la mémoire des vivants, et à cette aune, Laredj, tu es très vivant!
AL-HANIF