Les deux cousins étaient tous deux nés dans une grande tente, comme il était de coutume de désigner les notables oints d’une ascendance chérifienne.
AbouJalel, plus âgé de trois ans avait l’allure racée des aristocrates arabes, à laquelle ne manquait ni le fez pourpre, ni les bésicles qui vous signalaient au loin leur intellectuel.
Mahi,lourd et vif tout ensemble était de petite taille, à la nuque forte et courte, aux larges épaules et à la voix de stentor.
La photo sépia que nous avons d’eux les dévoilent à la vingtaine,AbouJalel montrant déjà cette maturité grave, avec des plis d’ironie sur le visage; et Mahi, visage fait d’un bloc granitique
malgré l’étincelle des yeux noisettes où veille et scrute une énergie que ne contient ni le lieu ni le moment.
AbouJalel avait l’ascendant car il avait connu dès ses quatre ans l’expérience de la mort, celle de sa mère, morte en couches en donnant la vie à sa jeune sœur Aïcha. Le trépas de son père, quelques années plus le laissa à la tête d’un fratrie composée de sa belle-mère, de sa sœur, d’une demi-sœur à la douceur angélique, d’une autre plus espiègle et de deux demi-frères aux caractères si dissemblables que cela en était un mystère, et qu’on aurait cru qu’ils n’étaient pas nés du même père.
Les ambitions de AbouJalel de devenir médecin furent enterrées sur l’autel du sacrifice qui harponne tous les soutiens de famille.Le glas sonna pour son rêve de prononcer un jour le serment
d’Hippocrate,rêve auquel accéda son camarade de Lycée le docteur Bentholem, mais une carrière de fonctionnaire dans l’administration coloniale, usufruit d’une brillante scolarité lui offrit un pâle lot de consolation.
Mahi, dernier de la fratrie et le préféré de son père, grand propriétaire terrien, s’était mué en tyran domestique en épousant la douce Zahra, demi-sœur de son cousin. Pour convaincre cette dernière de le prendre pour époux, le père de Mahi avait beaucoup plaidé: « Ce n’est pas un mauvais bougre et tu jugeras toi-même si son intelligence, sa vivacité d’esprit peuvent l’emporter sur ses travers. Ta patience, ta droiture et ta lignée en feront un homme digne de ce nom et mon aide te sera assurée. Mais rappelle toi, tu ne pourras compter que sur tes trésors de bonté »
Ma mère me rapporta que cette conversation s’était tenue dans le verger familial, à l’époque de la cueillette des artichauts.
Comme par mimétisme, les deux cousins, inséparables depuis l’enfance avaient convolé en juste noces la même année et deux fils vinrent bénir leurs unions.
La lune de miel n’était pas encore écoulée que Mahi partit rejoindre dans les cafés ses compagnons et donner rendez-vous aux apprenties medahattes.
Je revis Mahi au crépuscule de sa vie, veuf incapable de retenir aucun de ses enfants et pleurant le souvenir de Jalel , son cousin parti si précocement, que son monde à lui en était dépeuplé.
De grosses mouches bourdonnaient mauvaises et Mahi ne faisait aucun signe pour les chasser. Elles le tourmentent comme sa mauvaise conscience pensai-je. La voix forte et veloutée, forgée par la nicotine de milliers de cigarettes se fit entendre:
» Mon père qui se désespérait d’avoir un garçon, après l’arrivée de cinq filles,m’emmenait partout avec lui et partout des escouades de gens de toute condition se précipitaient pour devancer le moindre de mes caprices.Cela m’a pourri.
Toi qui a abordé l’autre royaume et qui vit avec les français,sache que nos principes, malgré nos défauts, sont enfouis en nous comme dans un coffre dont il est impossible de forcer la serrure et dont la clé est perdue.
Les âmes des morts qui se sont désaltérées dans les eaux de la Guetna, pour oublier ce qu’elles ont appris durant leur existence,ne reconnaîtraient plus ce pays. À présent tout se confond, la parole donnée et la parole reprise, la prière et le serment, la piété et l’impiété. Je sais ce que l’on dit de moi: un cœur de pierre, grognon, orgueilleux mais honnête, enfant roi devenu tyran. »
Du plus loin qu’il m’en souvienne, je n’avais connu de Mahi qu’humour rentré,brusquerie feinte, générosité sans bornes et avec moi seul, cet homme revêche était la douceur même.
Avec son fils aussi il cédait sur tout et il voulait que tout le monde soit en extase devant Mohammed, doux fardeau sur les bras et les genoux de la parentèle et apprenti tyran à l’adolescence.
Je ne revis Mohammed qu’après trente années, septuagénaire revenu sur les traces du père, habiter la dernière maison que ce dernier avait construite, en dernier pharaon, ayant décidé de tout. « Tu sais que Papa t’aimais beaucoup » me confirma t-il. Mais ils nous ont loupés en faisant de nous des enfants rois! nous n’étions pas préparés à affronter le monde lestés que nous étions de notre sentiment de supériorité ancestrale.
Les yeux d’acier que je lui avais connus étaient devenus vitreux et la silhouette menue, une casquette yankee vissée sur la tête évoquait plus que jamais le sosie astral de Woody Allen, surnom dont je l’avais affublé jadis.
Journaliste, Mohammed avait surtout exercé en Allemagne et féru de la civilisation arabe et islamique, il avait fait du livre « Escatalogia Islamica en La Divina Comédia » du prêtre catholique
Miguel Asin Palcios son livre de chevet.
» J’aurais voulu que Papa et Hbibi AbouJalel eussent pu le lire.Il y démontrait de façon irréfutable l’influence du mysticisme arabe et il n’y a pas meilleur plaidoyer pour l’unicité de la race humaine.
Qui sait que c’est un penseur soufi espagnol Ibnn Arabi de Murcie, qui un siècle avant Dante avait exploré la plupart des thèmes spirituels de La Divine Comédie?
Albertus Magnus, fondateur de la scholastique et Francis Bacon considéraient tous deux que la philosophie arabe surpassait la chrétienne. Qui sait que le roi Alphonse IV, conquérant de Tolède avait épousé Zayda, fille de musulman?
Dans les fables de la Fontaine, des éléments dont l’origine remontent à l’ancien Bidpay arabe et traduite en perse vers 550 sous le règne du roi Husrev, Parue en arabe vers 770 sous le titre de
« kalila wa dimna » elle clame sa filiation
Nous nous enrichissons aussi de ce nous empruntons glissai-je pour arrêter le flot de paroles, et je nous revis tous deux enfants penchés sur notre planche, assis sur la natte usée de l’école coranique du Taleb, Si Boudali; fiers d’obtenir la permission d’effacer le verset appris et mémorisé, pour en apprendre un nouveau.
À ce jeu là Mohammed , doté d’une mémoire prodigieuse était imbattable et s’acheminait vers la recension des soixante versets avec la vitesse d’un TGV.
Mohammed, revenu de cette Allemagne dans laquelle il hantait les musées et les bibliothèques; emporté par un tourbillon d’une volupté enchanteresse et douloureuse,avait cru faire souche et s’en revenait s’enterrer dans la maison désertée du père en demandant pardon à ses propres enfants désemparés.
Parti noueux jeune homme,il revenait tel un enfant abattu et fatigué et qui n’aurait trouvé nulle épaule contre qui se blottir. Celles, disponibles à profusion dans l’enfance, s’en étaient allées.
AL-HANIF