ALGER – Leader de la résistance nationale contre le colonialisme français entre 1832 et 1847, l’Emir Abdelkader fut le précurseur de l’Etat algérien moderne. Témoin oculaire de l’effondrement dramatique de l’organisation politico-militaire érigée par la régence d’Alger sous l’empire Ottoman, suite à la chute d’Alger le 5 juillet 1830, l’Emir Abdelkader a eu à assister à la prise de la ville d’Oran, en 1831, lors d’une bataille à laquelle il avait participé à côté de son père.
Il sut, dès le départ, que l’effort de guerre contre les nouveaux conquérants puisera son efficacité dans la solidité de la nouvelle organisation politico-administrative et militaire qu’il était appelé à édifier.
Bâtisseur né, le jeune Abdelkader Ibn Mahieddine savait dès la prise d’Oran par l’Armée coloniale, qu’il ne pouvait faire barrage à la déferlante de cette armée suréquipée et moderne qu’à travers l’édification d’une Armée nationale dans le cadre d’un Etat moderne en rupture avec la forme d’Etat ayant engagé, sans succès, la défense d’Alger.
L’idée de l’Etat moderne s’appuyant sur les capacités propres au pays et les forces du peuple algérien, fut un objectif majeur à atteindre pour le jeune Emir, natif d’El Guetna dans la région de Mascra.
C’est au père de l’Emir, Mahieddine, que devait échoir la mission de conduire le peuple algérien dans sa guerre contre le nouveau occupant. Ce dernier déclina l’offre des chouyoukhs et chefs de tribus de l’Ouest du pays, après la chute d’Oran, en proposant la candidature de son fils.
Le choix de l’Emir Abdelkader étayé par son père ne fut pas fortuit. L’Emir avait mené la guerre contre l’Armée coloniale, durant 15 ans, tout en jetant ses forces dans l’édification d’un état moderne, en dépit des moyens qui lui faisaient défaut dans les conditions de l’époque.
La première « Moubayaa (allégeance) » eut lieu dans la plaine des Ghriss (près de Mascara), le 27 novembre 1832, sous l’arbre de Dardara, suivit d’un deuxième plébiscite général, le 4 février 1833.
Le plus grand défi qui s’opposa à la démarche de l’Emir fut les déchirements liés aux différents tribaux et au morcellement du territoire national. Certes, la motivation religieuse était un ciment pour la solidarité entre les tribus pour mener la guerre sainte, mais, elle demeurait insuffisante pour l’éclosion d’un sentiment d’appartenance patriotique.
C’était sur ce segment que l’Emir avait fort à faire, en parallèle de la création d’un état avec tous ses attributs, notamment, une armée moderne, une administration, une diplomatie et une organisation économique.
Pendant 15 années, l’Emir s’était attelé avec une énergie phénoménale à fédérer les tribus algériennes, à partager le territoire national sur huit provinces « Khalifaliks (Tlemcen, Mascara, Miliana, Médéa, Hamaza, Medjana, l’est du Sahara et l’ouest du Sahara) ».
Il put asseoir l’autorité de l’Etat dans ces provinces où il avait ramené la sécurité. Il avait également crée une nouvelle monnaie dont la frappe se faisait à Tagdamet. La nouvelle monnaie permettait de régler les taxes, les soldes de l’Armée, les traitements des fonctionnaires et les opérations commerciales.
Sur le volet militaire, l’Emir avait établi la discipline, grâce une sorte de guide, dans lequel il introduisit les statuts de l’armée, appelé « Ouichaïch El Kataïb ».
Ce livret contenait les règles à suivre, telle l’organisation des compagnies, des escadrons de la cavalerie et les artilleurs ou la distribution des rations alimentaires.
Face à environnement régional et international défavorable et devant les difficultés immenses à se doter en armes, l’Emir recourut à des moyens propres, en édifiant un embryon d’industrie militaire. Il s’était attelé, le long de la résistance qu’il avait opposé à l’ennemi, à recruter des spécialistes dans la fabrication des armes et des munitions.
C’est ainsi qu’il avait réussi à monter plusieurs arsenaux, des fabriques de poudre, en plus d’une fonderie à Miliana.
L’Emir Abdelkader qui fut, de l’avis même de ceux qu’il avait combattu, un illustre homme d’Etat, était aussi un humaniste respecté. Il avait participé, à côté d’autres grandes personnalités de ce monde, à poser les premiers jalons du droit international humanitaire.
Il partageait avec Henry Dunant l’idée d’aller vers une codification de la guerre. Pour ce qui est du traitement des prisonniers, l’Emir avait une longueur d’avance sur Dunant dont l’action donna naissance au Mouvement international de la Croix-Rouge, fondé en 1863.
Mohamed Chérif Sahli, biographe de l’Emir, écrivait dans son livre « Abdelkader, chevalier de la foi », que l’Emir cherchait à humaniser la guerre qu’il menait contre l’Armée d’occupation française, en publiant un décret, à travers l’ensemble du territoire qui reconnaissait son autorité, dans lequel il exhortait ses soldats à ne pas répondre à la sauvagerie de l’occupant par des pratiques similaires.
« Tout Arabe qui amènera vivant un soldat français recevra pour récompense la somme de huit dourous (à). Tout Arabe qui aura un Français en sa possession sera tenu de le bien traiter et de le conduire le plus promptement possible, soit devant le Khalifa, soit devant l’Emir lui-même. Dans le cas où le prisonnier aurait à se plaindre de mauvais traitement l’Arabe n’aura droit à aucune récompense ».
« A la suite de cette décision, un soldat algérien, s’adressant à Abdelkader, lui demande : Quelle récompense pour un prisonnier vivant ? huit dourous – Et pour une tête coupée ?- Vingt cinq coups de bâton sur la plante des pieds ».
L’Emir Abdelkader apparaît en pionnier comme en témoigne l’extrait de cette correspondance adressée vers 1845 par l’Emir à Monseigneur Dupuch, archevêque d’Alger : « (…) Envoyez un prêtre dans mon camp. Il ne manquera de rien. Je veillerai à ce qu’il soit honoré et respecté comme il convient (…). Il priera chaque jour avec les prisonniers, il les réconfortera, il correspondra avec leurs familles. Il pourra ainsi leur procurer le moyen de recevoir de l’argent, des vêtements, des livres, en un mot tout ce dont ils peuvent avoir le désir ou le besoin.
« A une seule condition : dès son arrivée ici, il doit solennellement promettre, une fois pour toutes, de ne jamais faire aucune allusion, dans ses lettres à l’emplacement de mes bivouacs, ou à mes mouvements tactiques (…) ».
Il fut également parmi les précurseurs du dialogue entre les religions.
La coexistence entre des personnes issues de différentes confessions était un principe intangible chez lui.
Il illustra sa vision, lorsqu’il évita un bain de sang en secourant les chrétiens de Syrie des assauts de la communauté druze. Le transfert des cendres de l’Emir Abdelkader, le 5 juillet 1966, de Damas à Alger fut une occasion pour les Algériens qui venaient de célébrer l’anniversaire du recouvrement de leur indépendance, de se souvenir de cet homme qui a été le premier à poser les jalons de l’Etat algérien moderne. Le retour des cendres du leader de la résistance algérienne à l’occupation française, décédé le 26 mai 1883, fut accueilli triomphalement par la population.
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