« La vie est trop courte, et Proust est trop long », disait Anatole France qui avait avoué une vérité que beaucoup cachait et cache encore. Savait-il, le prophète, qu’il allait venir un temps où l’humanité jettera ses gros pavés dans un océan bleue qui submergera le monde?
Il faut, en effet, du temps pour lire « à la recherche du temps perdu » ou « à l’ombre des jeunes filles en fleurs« , comme il faut consacrer du temps pour « les misérables » ou » Guerre et paix« . Beaucoup de frimeurs citent les titres de pareils pavés sans jamais les avoir lu. Anatole France nous avertissait et les dénoncait. justement.
C’est vrai, tous ces chefs-d’œuvre sont trop longs et la vie est trop courte. Plus courte aujourd’hui que du temps d’Anatole France. Au temps d’Anatole, la vie était plus simple et, parait-il, plus belle et on pouvait penser à récupérer le temps perdu. C’était encore possible. Il n’y avait pas encore la télé, ni internet non plus. On n’y rêvait même pas. Seul le papier pouvait satisfaire les plaisirs cérébraux.
J’ai lu ces chefs-d’œuvre. Je suis vieux jeu. Je suis de cette génération intermédiaire qui a vécu l’avant internet et le pendant. J’avais du temps à tuer, beaucoup de temps, et j’ai pu les lire. C’était pour casser l’ennui, meubler le temps et remplir le vide.
Le pourrais-je aujourd’hui au temps des « Big data », au temps des GAFAM, au temps du temps qui coule plus vite que le temps d’antan, au temps des flux incessants d’informations mondiales en temps réel, au temps des livres gratuits, des films gratuits, du YouTube, de Facebook, de Twitter, d’Instagram, de TikTok et de tant d’autres tentations…du diable ? Imagine t-on le nombre immense d’informations que je raterais si je me mettais à lire guerre et paix ou les misérables ou si je cédais à la tentation de l’ombre des jeunes filles en fleurs?
Ce n’est plus la peine de se faire des illusions ; Désormais le temps, une fois perdu, il ne sert plus à rien d’essayer d’aller à sa recherche. Si Proust le pouvait, personne ne le peut aujourd’hui. Contrairement à sa vie, notre vie est de plus en plus virtuelle, de plus en plus irréelle. Les GAFAM façonnent notre quotidien et les DATA nous nourrissent et nous tiennent en haleine. Elles sont les maîtresses de nos horloges. Le pouce que l’on mouillait pour tourner les pages de nos livres en papier a trouvé une autre vocation: il fait défiler le temps sur nos écrans tactiles, sur nos miroirs aux alouettes.