A Messieurs Mehaoudi, Adil et Akkou.
Suite à vos commentaires assez fournis sur Albert Camus, j’allais vous adresser séparément une réponse individualisée et motivée par chacune de vos interventions. Il va sans dire qu’une telle entreprise nécessitera une approche fort contraignante. Je note au passage que ces diverses interventions sur Camus sont parties d’une mesquine recherche de gloriole qui fait ressurgir à mon esprit cette fameuse sentence de Bertrand Russel (18/5/1872-2/2/1970): « L’ennui dans ce monde, c’est que les idiots sont sûrs d’eux et les gens sensés pleins de doutes. » Comme je suis convaincu que j’interviens dans un journal où les dérobades ne font pas partie des pratiques de la Maison, je me propose de vous livrer un texte,écrit il y a quelques années par un jeune cousin, major de promotion de l’ENA en 1978 mais sur lequel je n’apporterai aucune appréciation étant convaincu que son contenu cadre avec le sujet qui nous intéresse. Voici, in extenso, le texte:
Oran la peste, Assez !
Un cas d’espèce de déconstruction identitaire
Par Brahim Zeddour
« Mais ce n’est un « autre monde » que dans le sens peu satisfaisant, superficiel et finalement sans signification, d’une négation du macrocosme dans l’état présent et momentané de son existence. C’est une réponse illusoire à la loi de la vie, fidèle à la lettre mais non à l’esprit. Si elle peut éviter à l’âme un suicide spirituel, cette tentative de défier les lois du temps et du mouvement doit provoquer, finalement, un désastre pour ceux qui la pratiquent, ainsi que pour leur société. »
Arnold Toynbee.(14/4/1889-22/10/1975).
Un vent de renouveau souffle sur toutes les vieilles cités méditerranéennes. Partout sur toutes les rives du Grand Bleu, du nord au sud, d’est en ouest, à Barcelone, Tanger, Marseille, Bizerte, Gênes, Saida, Alexandrie, Larnaka, Gaza… des communautés humaines travaillent à faire revivre à leurs ancestrales cités leur passé prestigieux et à les insérer avec succès dans le système de l’économie moderne.
Partout sauf à Oran, où rien ne semble arrêter la descente aux enfers. L’époque de la nuit s’éternise avec la peste et ses démons, prélude au chaos qui ne vient pas, mais qui finira quand même par se produire.
Oran n’est plus Oran. On y pratique la désintégration de la civilisation de la mer et seule la barbarie préside aux destinées de la ville. A la culture de la mer riche, dense et pleine de promesses, s’est substituée une sous culture de la poussière et des moins que rien.
Mais Oran n’arrive toujours pas à se départir de son âpre destin d’être au cœur du conflit méditerranéen entre l’Orient et l’Occident, entre l’Islam et l’Eglise catholique. A Oran, ouvrez grands les yeux, vous ne risquez pas de passer à côté de l’essentiel. Ici s’affrontent sans merci les forces du bien et les forces du mal. Il y règne une drôle d’ambiance, avec le rai comme fond sonore, cette musique née des tourments d’une société destructurée ; elle ne reflète pas spécialement les mœurs du moment, elle annonce les temps à venir, les temps chaotiques comme issue imparable et inévitable. Avec son style suggestif, c’est d’abord une invitation à cesser d’exister socialement, le temps d’une chanson, c’est aussi un maintien des gens dans un état permanent d’impréparation.
De cette ambiance malsaine est né un genre littéraire sur l’histoire d’Oran, initié par les tenants du courant nostalgique, nostalgie des temps coloniaux. On y présente l’histoire de la ville comme n’étant que l’histoire de la présence étrangère à Oran, et notamment les colonisations espagnole et française. Ce genre littéraire qui tend à s’imposer comme une pensée unique, prend à contre-pied la tradition oranaise, qui est à la fois orale et écrite, où se mêlent d’une manière harmonieuse histoire, géographie, culture et ésotérisme, et que les tenants du courant nostalgique trouvent trop authentique, trop « oranaise » à leur goût.
Cette tradition nous enseigne que l’histoire de la ville est jalonnée par de prestigieux personnages, elle nous apprend qu’Oran, à l’instar de ses sœurs aînées des cités méditerranéennes, a été fondée dans le sillage des flux civilisationnels partis d’Orient.
Réduire l’histoire d’Oran à l’histoire de la présence étrangère constitue en lui-même un déni d’histoire, en ce sens que ce genre littéraire, qui a pour fonction d’assurer le marketing du colonialisme, se limite à en souligner la nécessité historique et les apports culturels. Il s’agit tout simplement d’isoler l’histoire de la géographie et de la culture, d’isoler le temps de l’espace. En usant des techniques de l’uchronie, pour démontrer ce qu’aurait pu être l’histoire, on réalise un véritable détournement historique. C’est le règne de l’histoire mensongère, l’histoire justificative, la description du passé par des postulats historiques fantaisistes.
C’est de cette littérature de mauvais aloi que sont encombrés les rayons des librairies et que se cultivent les esprits. Le but de cette entreprise de sape est connu. Il s’agit de pousser les Algériens à se convertir à l’idéologie occidentale, tout comme on a tenté de convertir leurs ancêtres au christianisme au lendemain de la Reconquista. Depuis 1509, Oran ne cesse de subir les affres de cette agression qui vise à la vider de sa substance spirituelle et culturelle. Je n’en prendrai pour preuve que cette hétérogénéité linguistique, urbanistique, culturelle, qui empêche toute construction d’une identité et d’une vocation.
Les monuments historiques non représentatifs de l’histoire et de la culture d’Oran, que les tenants du courant nostalgiques montrent fièrement aux visiteurs étrangers, sont la preuve de l’ampleur des destructions et des violences qu’a subies la ville par des agresseurs étrangers revanchards. De même que la configuration urbaine de la ville indique clairement les stratégies d’isoler la ville de son milieu naturel, la mer
Oran le paradoxe, à la fois si proche de la côte et si loin de la mer. Oran le ridicule, coupée de la mer telle que l’ont voulu ses colonisateurs, elle reste jusqu’aujourd’hui privée de tout accès à la mer. Oran l’ironie, pour accéder à la mer, il faut aller jusqu’à Saint-Roch par l’ouest ou à Ain Feranine par l’est. Oran la misère a fini par perdre sa vocation méditerranéenne, où tous les métiers et toutes les activités liés à la mer sont en déclin quand ils n’ont pas disparu.
Ainsi va Oran le désastre : une vocation inassumée, une cité imméritée. Et puis cette infra humanité d’indus occupants, maîtres des lieux, qui ont déclaré Oran ville ouverte, plongée dans la perversion et la permissivité. Dans cette ville en rupture avec son histoire et sa vocation, le monde marche sur la tête, le système des normes et des valeurs a été renversé. En tournant le dos à la mer, Oran reste tragiquement exposée aux seuls courants continentaux qui marquent profondément ses mœurs, son urbanisme, ses goûts et même son climat, « un climat rendant paraît-il la souffrance, la maladie, l’agonie et la mort plus insupportables qu’ailleurs » (Bernard Jakobiak).
On est bien loin des temps prestigieux d’Oran, telle que l’ont voulue les Andalous, les pères fondateurs, un trait d’union entre l’Andalousie, la patrie mère, et le Maghreb pour assurer la prospérité économique et l’épanouissement culturel des contrées maghrébines.
Oran et Mers el Kébir, l’une ne va pas sans l’autre, solidaire et indissociable. C’est cet ensemble qui a décerné à la cité sa position stratégique et son rôle actif dans le jeu méditerranéen. La construction de la ville d’Oran a fait de cet abri naturel de Mers el Kébir un grand port à l’échelle méditerranéenne, avec des fonctions commerciales et militaires. En même temps, Oran a toujours su garder un esprit d’indépendance à l’égard de tous les royaumes maghrébins pour être toujours en mesure de conserver sa position stratégique et d’assumer sa vocation.
Et puis la nuit coloniale tomba sur la ville. Le colonialisme travaille à enferrer la société colonisée dans un état de convulsions et à introduire des ruptures dans son histoire, sa géographie et sa culture dans le but ultime de l’isoler de ses origines et de sa vocation.
L’œuvre des colonisations espagnole et française à Oran a été un grand désastre ; la ville a été banalisée, devenue une bourgade coupée de son milieu, de ses origines, sans vocation, sans aucun rôle dans la stratégie méditerranéenne. Toutes ces ruptures introduites par l’occupation coloniale ont privé Oran, à l’indépendance, des moyens pour gérer les transitions sociales post coloniales.
Effectivement, les responsables locaux n’ont fait que reconduire des schémas d’urbanisation d’inspiration coloniale, qui étaient fondés sur la primauté numérique et qualitative des Européens, sur l’exclusion et le contrôle des populations indigènes et sur l’isolement de la ville de son milieu naturel. Autant de schémas qui ont fini par précipiter la ville dans des situations catastrophiques.
Le 17 Mai 1509, l’armée espagnole investit Oran, tuant 4.000 personnes et faisant 8.000 prisonniers. Dans une folle logique de Reconquista, les Espagnols sont venus détruire les dernières traces de la civilisation Andalouse. D’où cet acharnement à transformer la ville andalouse en enclave hispanique : convertir les mosquées en églises et en couvents, transformer la ville en garnison, remplacer la population par des soldats, installer les fortifications, changer de mœurs, de langage, de décor…
Oran devient une machine de guerre de l’église catholique contre l’Islam. Cette conquête brutale allait couper la ville des terres intérieures, de ses bassins nourriciers et de ses terroirs. Mais Oran a résisté à l’entreprise coloniale espagnole, et c’est ainsi que trois siècles plus tard, les Espagnols ont du quitter la ville sous la contrainte, sans n’avoir jamais atteint leurs objectifs. De cette triste époque, ne subsistent que quelques sites militaires et quelques expressions hispaniques, témoins des vaines tentatives de dépersonnalisation.
En 1831, de nouveau l’infamie de la colonisation. Oran et Mers el Kébir sont occupés par les troupes françaises. Rapidement, la pénétration coloniale se fait massive. La ville sera construite sur la base de la ségrégation coloniale. L’essentiel de l’espace urbain est réservé exclusivement aux européens et les indigènes repoussés vers les zones périphériques.
Tous les grands esprits français, de Victor Hugo à Albert Camus, du début à la fin de l’occupation, ont rivalisé d’intensité intellectuelle pour formuler les postulats philosophiques aux conquêtes coloniales et élaborer les mythes fondateurs de l’empire colonial.
On trouve une excellente illustration dans un discours de Victor Hugo lors d’un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage, le 18 mai 1879 : « L’Afrique n’a pas d’histoire ; une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe […]. Les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique ; […] Au XIXème siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au XXème siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? à personne. Prenez cette terre à Dieu ».
Dans son essai « Culture et impérialisme », Edward Saïd qualifie Albert Camus d’écrivain franchement colonial dont les écrits ne font qu’affirmer la relation binaire qui existait entre colonisés et colonisateurs en Algérie.
Dans un article remarquable « Camus le colonisateur sublimé », Bernard Jakobiak explique : « Car Albert Camus pur produit de l’Université Ultra Française d’Alger croit dire vrai, croit découvrir, alors qu’il répète la leçon apprise, alors qu’il ment ! Il n’écrit pas, il est écrit. Aveuglément il entre docilement dans le système baptisé par d’autres : Vérité. Il croit ainsi se sauver : illusion à perpétuité. Elle s’amplifiera au contraire, deviendra une philosophie l’Absurde. (…)
« Prenons « La Peste », première étape du décollage vers l’illusion et première marche du succès. Le mensonge y est évident et les invraisemblances pour la bonne cause, légion : une œuvre de trompeur trompé, voulant se tromper, réussissant. (…)
« Mais Albert Camus élimine ce qui le gêne, gomme minutieusement toute trace de colonisé dans cette ville arabe colonisée. Albert Camus veut nous faire croire qu’Oran est une ville française et qu’il est français sans rien de particulier sinon un lieu de naissance au climat rude, sans arbres, sans frémissements d’ailes. (…)
« Le choix de Camus écrivant « la Peste » est le même. Mais il oublie de nous avouer que s’il accepte ce mutisme, que si lui, épris de justice, refuse de dévoiler le scandale de la colonisation et du monde colonial, c’est qu’il ne veut pas en être exclu, c’est qu’il en fait partie, c’est que là est son véritable pays, c’est qu’il est un colonisateur ennemi de certaines injustices sans doute, mais allié en réalité d’un système qu’il ne veut pas remettre en cause. Aussi tout l’effort du livre consistera-t-il à se prouver qu’on parvient ainsi quand même à une humanité lavée de toute tare particulière donc du colonialisme. Mais il faudra encore beaucoup se leurrer et tromper le lecteur. »
Devenue ville « française » par excellence, Oran reçut son coup de grâce par la conversion de Mers el Kébir en port militaire et l’extension de son port commercial. Livrée au grenouillage des pieds-noirs qui constituaient l’écrasante majorité de la population, Oran devient le quartier général de l’OAS durant les mois sanglants qui précédèrent l’indépendance. On est allé même imaginer à Paris un plan de partition de l’Algérie qui garderait Oran sous influence française car il était inconcevable que l’Algérie indépendante puisse prendre le contrôle de tant d’intérêts économiques et stratégiques liés à la place d’Oran.
Tout récemment, Oran a vu les pieds-noirs revenir pour une visite, à la manière dont un assassin revient sur les lieux du crime. Les tenants du courant nostalgique étaient tous présents, sollicitant des certificats de bonne conduite pour n’avoir jamais cessé de faire l’apologie du colonialisme et pour tous leurs efforts de maintenir une certaine présence de la France coloniale dans l’Algérie indépendante.
Mais les pieds-noirs avaient d’autres préoccupations : ils sont venus jeter un ultime regard sur cette Algérie post coloniale dans laquelle ils ne se retrouvent pas. Ils ne cesseront jamais de se dire qu’ils ont bien fait de quitter en 1962 ce pays qui n’était pas le leur et que d’ailleurs aucune coexistence n’aurait été possible avec les indigènes, a fortiori devenus des citoyens à part entière. Ils ont vérifié de visu pour eux-mêmes et pour tous ceux qui n’ont pas fait le voyage l’ampleur du chaos, issue logique et inéluctable de l’ordre colonial dégénéré.
Et l’après chaos ? Osons une ambition pour Oran. Son potentiel la prédestine à devenir la capitale économique et culturelle du Maghreb. Aussi, pour peu que l’élite locale sache exprimer un génie, pour peu que la décentralisation s’accélère en Algérie pour doter les grandes cités de gouvernements locaux, on pourrait imaginer un grand projet de reconstruction de la ville, autour de son noyau originel, tel que conçu par ses pères fondateurs, les Andalous. C’est alors qu’Oran réapprendra à marquer son appartenance à la Méditerranée, par la conversion de son port en quartier de la ville qui devient un accès à la mer. Mers el Kébir, tout en gardant sa vocation de port militaire, sera restitué à la ville pour devenir le plus grand port commercial de la Méditerranée, doublé d’un grand chantier naval.
Ainsi Oran pourrait devenir une grande métropole méditerranéenne avec un rythme de développement appréciable, capable de susciter un flux de transfert de capitaux, d’expertise, de savoir-faire, de technologies, d’arts.
En s’éloignant de la pensé unique et inique du courant nostalgique, on opérant un juste retour aux enseignements de la tradition oranaise, on arrive à mieux percevoir la nécessité d’en finir avec cette chose hideuse appelée injustement Oran, qui est en réalité innommable et que l’on pourrait appeler la peste, c’est-à-dire la rupture du flux d’énergie vitale.
C’était Pierre Rossi qui nous invitait à cette édifiante conclusion : « L’évolution tend à dissoudre les principes de l’Etat Nation au sein d’empires capables de rendre aux cités les responsabilités qui, parce qu’elles équilibrent les communautés nationales vivantes, rééquilibreront aussi par la même occasion les grands ensembles appelés à régner sans doute mais sans gouverner pour autant.
Faute de quoi il arrivera que l’économie politique à force d’accaparement et de cynisme finira par faire ouvertement la guerre aux humains non plus seulement aux possibilités de leur vie mais aussi de leur survie. Pour avoir oublié qu’avant d’être des clients ou des administrés ils sont d’abord des hommes. »
Ce texte que j’ai lu et relu maintes fois me rappelle cette phrase tirée de « l’art du roman » de Milan Kundera: « Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier ».