Sur le principe de Séparation des pouvoirs.

Dans un précédent petit article, De la démocratie moderne comme paradoxe, nous avons traité de ce qui fait de la démocratie moderne, donc : de celle dans laquelle l’institution parlementaire constitue le principal représentant de la souveraineté populaire, un paradoxe. Dans le texte en cours, nous poursuivrons en nous intéressant à la thèse de la séparation des pouvoirs, dans laquelle le parlement –dans sa relation à l’exécutif- occupe une place centrale.

1- Montesquieu (1689-1755) s’inscrit dans une problématique suffisamment distincte de celle adoptée par son compatriote et contemporain Rousseau (1712-1778), l’auteur du fondamental Contrat social et théoricien de la démocratie directe conçue comme seule expression rationnelle de la souveraineté populaire. D’autre part, et quelques significatives que soient les postions par lesquelles il s’en distance, il poursuit sur la voie, celle du libéralisme, remarquablement tracée par l’anglais John Locke (1632-1704) dans le Traité du gouvernement civil. Ce faisant, il en viendra à considérer que le pouvoir, par sa nature intrinsèque, a tendance à pousser celui qui l’exerce, à en abuser. Arrivé à ce point, il est évident que si nous y adhérons, il nous faudra poursuivre –avec l’auteur- en en faisant sortir la nécessité de n’en accorder l’usage, l’usage du pouvoir, qu’en assujettissant ce dernier à des limites, qu’en lui imposant des règles et en lui traçant des frontières à ne pas franchir.
Plus concrètement, rappelons que pour le philosophe (politique) français, en terme de typologie des régimes politiques, il y a, d’une part, la République –laquelle, qu’elle soit démocratique ou aristocratique, demeure fondée sur le principe d’égalité, plus ou moins, et s’anime par l’amour de la loi et de la partie …en quoi consisterait la ‘vertu politique’- ; il y a, d’autre part, la Monarchie –dans laquelle, à coté de l’inégalité qui s’y trouve assumée, l’honneur « règne, comme un monarque, sur le prince et le petit peuple ». il y a, aussi et enfin, le Despotisme, lequel, en se distinguant par une association entre égalité (subie) et crainte, pourrait être rapproché de ce que les anciens –partant de l’héritage de Platon et d’Aristote- ont appelé, on ne peut plus péjorativement, ‘Tyrannie’. Ceci étant, s’il s’avère qu’autant les deux premiers seraient des régimes sains, autant le dernier –pour des raisons qui s’entendent- ne saurait l’être, il demeure que rien n’empêche que ceux-là dégénèrent en celui-ci. Ceci est car –selon ce que l’auteur nous explique- « lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice » ne peut-on pas « craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement » ? Car si celui qui juge n’est pas distingué de celui qui légifère, alors « le pourvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire » -le juge se faisant, en même temps, législateur- et s’il détient « la puissance exécutrice », rien n’empêchera que rendre la justice devienne la mission d’un « oppresseur ».
Maintenant, à la question de savoir par quel instrument on pourrait réaliser cette limitation, l’auteur de De l’esprit des lois répondra –dans le livre XI (ch VI), qu’il consacre à la question de la liberté- par la thèse selon laquelle seul le pouvoir peut contraindre le pouvoir : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. ». Autrement-dit, la solution –à la nature outrancière du pouvoir- se trouverait dans le partage de la puissance entre les trois grandes instances que sont le pouvoir législatif, l’exécutif et le judiciaire. En termes des plus extrêmement résumés, c’est ainsi que Montesquieu, d’une façon ou d’une autre, construira la théorie de ce qui est connu sous le nom de ‘Séparation des trois pouvoirs’.
Le pouvoir législatif s’occupe d’édicter les lois, de les corriger ou de les abroger. L’Exécutif, outre les relations internationales et la sûreté des frontières, gouverne en exécutant les lois. Le Judiciaire, conformément au droit, punit les crimes et tranche les différents entre les personnes –que celles-ci soient physiques ou morales, privées ou publiques.
2- Dans son interprétation la plus stricte –ou peut-être, pour le dire en termes plus expressifs, dans son prolongement le plus extrême-, ce principe de séparation, associé au nom de Montesquieu, aboutit à deux exigences fondamentales : D’une part, la spécialisation –entendue au sens le plus exclusif de tout partage et de toute collaboration- de chacun des trois organes dans la fonction qui lui est dévolue. D’autre part, et de façon plus ou moins corollaire, dans une certaine mesure, une indépendance mutuelle poussée jusqu’à la négation absolue du droit de révoquer les représentants de l’un quelconque des trois par l’un ou l’autre des deux restants. Cette dernière exigence signifie, pour l’essentiel, que nous nous trouvons dans un système politique dans lequel ni le Parlement ne peut engager la responsabilité politique du gouvernement ni –ce qui en constitue la contrepartie- le gouvernement ne peut dissoudre le parlement.
Une première difficulté est que dans notre article cité ci-dessus, nous expliquions que le régime parlementaire -qui est le régime le plus partagé dans le monde d’aujourd’hui- se caractérise, précisément, par tout un système d’interactions entre les deux pouvoirs législatif et exécutif : droit de révocation mutuelle, dans des situations assez limites, et collaboration entre les deux. Il n’en est pas très différemment dans le modèle semi-présidentiel. La difficulté est d’autant plus pesante que nous parlons de régimes se réclamant pleinement du principe de séparation.
Poursuivons. S’il y a séparation stricte, on peut deviner le réalisme –dans le cas d’une application concrète- de ce qu’on distingue en termes de risque de paralysie institutionnelle, autrement-dit : la situation dans laquelle les deux principaux organes se retrouvent opposés l’un à l’autre, par un désaccord extrême, insoluble. Vu l’absence de toute collaboration, que resterait-il à faire -afin de ne pas paralyser l’Etat et à moins que l’un des deux pôles démissionne- si ce n’est la destitution de l’une des deux parties ?

3- Pour dire combien de tels risques ne relèvent pas de pures spéculations logiques, nous pouvons nous remémorer le Coup d’Etat du 2 décembre 1851, qui est, soulignons-le, l’un des coups d’Etat les plus célèbres et les plus marquants, de ceux réalisés dans le Centre du monde –étant entendu, entre parenthèses, que le monde n’a pas toujours eu son centre en sa partie occidentale.
Certes, ce coup d’Etat ne s’est pas fait sans répression. Certes, il y a Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon (1852) par lequel Marx, tout en poursuivant sur Les luttes de classes en France (1850), traite le nouvel empereur, de « bandit de grands chemins » autant que de « grotesque » par rapport à ce qu’aurait accompli son oncle, le Napoléon de la Révolution française, de l’achèvement de la société féodale et du Code civil -celui pour lequel, un peu à l’image d’Hegel, le futur auteur du Capital a eu de l’admiration. Certes, il y a le père des poètes et l’illustre exilé de Jersey et de Guernesey, Hugo qui, après avoir publié Napoléon le petit (1852), nous laissera Les Châtiments (1853) –œuvre dans laquelle il opposera son célèbre « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! » face à l’empereur qui, selon lui, aurait commis un crime en piétinant les lois de la république et de cette même (II°) république à laquelle il avait juré fidélité.
Il demeure, toutefois, que si Louis-Napoléon Bonaparte a fait un coup d’Etat en tant que 1° Chef d’Etat français élu au suffrage universel –et s’il l’a fait en instaurant le Second Empire (1852-1870), après avoir été le président de la République ayant succédé à la monarchie de Juillet (1830-1848)- la raison n’en est point sans nul lien avec un blocage institutionnel : un impossible accord –fruit d’une opposition systématique- entre le parlement, détenteur du pouvoir exécutif, et le chef de l’Etat, principal représentant de l’Exécutif.
Par ailleurs, il est remarquable de noter que c’est dans un régime politique fondé sur la séparation des pouvoirs -la II République- qu’au lendemain d’un coup d’Etat qu’il a accompli contre la majorité parlementaire –donc, contre la majorité censée représenter la souveraineté du peuple- un chef de l’Exécutif a pu déclarer que les urnes, « plus de sept millions de suffrages », venaient de « l’absoudre en justifiant un acte qui n’avait d’autre but que d’épargner à la patrie et à l’Europe peut-être des années de trouble et de malheur ». Il pouvait ainsi conclure, haut et fort, qu’il n’était « sorti de la légalité que pour entrer dans le droit ». Est-il utile d’ajouter que si cette majorité était liée au Parti de l’Ordre –constitué, essentiellement, de partisans de la monarchie et de ceux qu’on qualifie, traditionnellement, de conservateurs-, le coup d’Etat s’est, aussi et avant son achèvement dans l’empire, opposé aux républicains qui se réclamaient du respect de la légalité ?

4- Nous venons de voir comment la séparation des pouvoirs, pratiquée en son sens le plus rigide, peut conduire à d’insolubles crises au sommet de l’Etat, celui-ci étant considéré comme ensemble des trois pouvoirs. Cette indépendance mutuelle, quand elle est totale, peut conduire à des situations où tel ou tel des trois pouvoirs –disons, plutôt, des deux instances centrales, celle judiciaire n’étant pratiquement jamais concernée- prend le dessus sur les autres. Le cas échéant, l’équilibre des pouvoirs se rompt –et cette rupture est d’autant plus préjudiciable que ledit équilibre est, souvenons-nous en, l’objectif central du principe de Montesquieu.
Toujours en France, dont l’Algérie est proche, après que l’assemblée législative de 1791 a refusé tout compromis avec le roi, Louis XVI, on se dirigera, peu à peu, vers ce qu’on finira par appeler, dans un sens péjoratif, le Régime d’assemblée : un régime dans lequel, un pouvoir –celui législatif, en général- finit par accaparer tous les pouvoirs, et, donc, bien plus que le pouvoir exécutif. C’est ainsi que la Convention nationale -qui succédera à l’Assemblée de 1791 et qui ne devait être, en principe, qu’une assemblée constituante- ira bien plus loin que fonder la I° République (française) : elle gouvernera le pays, purement et simplement, de 1792 à 1795. Bien plus radicalement encore, nous traitons, ici, de l’une des périodes les plus violentes et les plus répressives de toute l’histoire de France -et de l’histoire moderne, certainement- à savoir : la Terreur. Violence révolutionnaire, la Terreur a été pratiquée au nom du peuple et de l’idéal démocratique. Qu’une période aussi dramatique puisse être liée, dans ses causes, à un principe politique aussi noble que celui qui nous préoccupe, dans le présent texte, invite –pour le moins- à la méditation.
La III° et la IV° République, si elles ne relèvent certainement pas de ce régime où un seul pouvoir, le législatif, règne en Absolu, il n’en reste pas moins qu’un certain déséquilibre, en faveur de ce dernier, a donné une instabilité gouvernementale extrême –laquelle n’a pas été sans rapport, dans ses causes, avec un parlementarisme caractérisé par les difficultés de dégagement d’une majorité suffisamment claire. Sans vouloir nier que la III° reste le régime politique français qui a le plus duré depuis la royauté capétienne (quelques huit cents ans), il faut admettre qu’il est excessif qu’elle ait connu (1870-1940) une moyenne de plus d’un gouvernement par an.
C’est, en grande partie, cette instabilité qui rend compte de l’avènement de la république du général de Gaulle, celle qu’ont porté la Constitution de 1958 et la loi instaurant –ou réinstaurant, si l’on prend la peine de relever que, depuis la II° République et l’élection de 1848, les femmes ont acquis le droit de vote- l’élection du Président par le suffrage universel. Muni de la légitimité qu’accorde la volonté des urnes, le Président de la République va s’imposer comme le premier chef de l’Exécutif dans un régime où ce dernier va reprendre de la puissance face au parlement.

5- De cette république encore en vigueur en France, le régime politique algérien s’est fondamentalement inspiré –quelques nettes que puissent être les différences d’adaptation, de choix principiel ou autres, observables dans le modèle inspiré. Cette inspiration (ou héritage) s’explique certainement, même si ce n’est que dans une certaine mesure, par des raisons liées à l’histoire, et quoi qu’il en soit, de par ses textes fondamentaux et à l’image de l’immense majorité des Etats contemporains, l’Etat algérien se fonde sur le principe de Montesquieu. Ceci étant, pour montrer en quoi il ne le fait que de façon autrement moins stricte que ce qui caractérise les Etats-Unis d’Amérique, reconnus en être la manifestation la plus rigide, nous nous contenterons de l’observation qui suit.
Il y a quelque temps, de l’intérieur de la classe politique, des voix se sont élevées pour appeler le Président de la République, qui est le 1° chef de l’Exécutif, à dissoudre la chambre basse du Parlement –dans l’objectif, naturellement, d’un retour des députés devant les électeurs. Et il ne s’est pas agi uniquement de forces politiques comme le Parti des travailleurs -dont c’était, d’ailleurs, une promesse de campagne lors des dernières présidentielles- puisque il en a été de même, y compris, d’un membre du Gouvernement, comme M. Amara Benyounès, Ministre du Commerce. Par ailleurs, il y a à peu près un an, une partie de la presse nationale informait que, selon des sources bien informées, le Chef de l’Etat projetait d’ordonner ladite dissolution dès le début de l’année en cours –et une fois effectué le référendum portant sur l’amendement de la Constitution. En ce qui concerne l’objet de notre présente préoccupation, il importe peu que le motif invoqué, pour justifier de telles législatives anticipées, soit juridique ou non. Il importe peu, de même, qu’il y soit question du nouveau découpage administratif et territorial (avec la création de nouvelles Wilayas), de la prise en compte des nouvelles prérogatives de l’Assemblée -que la nouvelle Loi fondamentale est censée contenir- ou d’un tout autre motif.
En effet, l’essentiel à retenir, ici, est que le Chef de l’Exécutif peut révoquer le Parlement sans, le moins du monde, outrepasser les prérogatives que lui octroi la Première Loi du pays. Et ceci suffit pour comprendre que l’Algérie pratique une séparation (des pouvoirs) dite souple.

Remaoun Mourad.