« le 1er novembre, c’est moi ! » clame Ben bella .

Ben Bella livre ses vérités sans prendre de gants et sans fausse modestie.

Resté très proche d’Ahmed Ben Bella, Mohamed Benelhadj, ancien secrétaire général du Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA), le parti qu’avait créé l’ex-président algérien après sa libération, en 1980, nous avait prévenus  :

« Si je le lui demande, Si Ahmed vous recevra sûrement volontiers un soir pour évoquer à bâtons rompus tous les sujets que vous voudrez, mais pas sous la forme d’une interview formelle. »

La promesse sera tenue in extremis, vingt-quatre heures avant notre départ, lors d’un petit séjour à Alger et dans ses environs dont l’objet était de réunir quelques derniers témoignages et de visualiser des « éléments de décor » pour un livre en chantier sur la guerre d’indépendance.

Décidée le matin même, l’entrevue aura lieu juste après le dîner, vers 20 heures, dans la vaste et confortable villa El-Menzel, située dans le quartier Paradou, à Hydra, sur les hauteurs d’Alger. C’est là que vit tranquillement, en compagnie de sa fille Mahdia – son épouse Zohra est morte il y a un an –, le premier leader de l’Algérie d’après 1962.

Directement intéressé par les propos de Ben Bella, puisqu’il envisage de mener à bien d’ici à deux ans une biographie de ce dernier, Benelhadj nous aidera à maintes occasions à faire parler notre interlocuteur.

Pour traduire certains de ses propos – ou un mot – qui ne lui venaient à l’esprit qu’en arabe quand la fatigue et quelquefois une mémoire défaillante –

« cela se brouille dans ma tête »,

dit-il alors

– laissaient les questions sans réponse ou le conduisaient à s’éloigner trop longtemps du sujet abordé. Mais, avouant pour sa part 94 ans – certains pensent même qu’il est en réalité plus âgé –, l’ancien responsable le plus connu du FLN n’eut en général besoin d’aucune aide

– et de moins en moins au fil de la discussion – pour affirmer avec conviction pendant une bonne heure et demie, souvent il est vrai à l’occasion d’apartés, ses vérités sur son parcours et sur l’état de la planète, à commencer, bien entendu, par celui de l’Algérie et du monde arabe.

Nous pensions le voir dans la pièce qui lui sert de bureau, où nous avons patienté devant un beau portrait en noir et blanc le représentant à l’époque où il était au pouvoir.

Devant nous, une petite table transparente sur laquelle sont disposés deux superbes Corans et sous laquelle est exposé un sabre magnifique

– une arme qui a appartenu, m’assurera-t-on, à l’émir Abdelkader et qui serait un cadeau d’Abdelaziz Bouteflika. Finalement, quittant ce lieu empli de souvenirs et de photos de famille ou en compagnie de personnalités

– avec Che Guevara, des responsables américains…

–, nous retrouverons un Ben Bella très accueillant dans un salon à l’autre bout de la villa. Vêtu d’un pyjama aux rayures multicolores sur lequel il porte une djellaba blanche très légère, il nous invite à nous installer à ses côtés sur un divan – sans doute pour qu’il puisse nous entendre de sa meilleure oreille, car il n’aime pas mettre son appareil auditif.

Ce qui nous place tous les deux face à un tableau figurant une belle femme volontaire au regard extraordinairement perçant

– nous apprendrons qu’il s’agit de sa mère. Souriant et chaleureux, au point de poser parfois son bras sur notre épaule, s’exprimant de sa voix grave qui dérape souvent vers les aigus, il acceptera sans façon que ses propos soient enregistrés.

Il ne craindra pas pour autant de parler crûment de nombreux sujets.

Après lui avoir demandé s’il suivait toujours de près l’actualité – « bien sûr  ! »

–, nous l’interrogeons pour recueillir les sentiments que lui inspire l’effervescence actuelle dans le monde arabe. Il parle d’une région « en ébullition » et trouve « naturel » qu’on s’agite pour « aller de l’avant ». D’autant qu’il y a de bonnes raisons de vouloir « dépoussiérer »

– c’est le vocable très modéré qu’il emploie – les régimes en place. Il ne pense d’ailleurs « pas du tout » qu’on puisse parler de révolution pour qualifier les changements en cours depuis plusieurs mois, en particulier en Tunisie.

Quand on évoque les Tunisiens, il ne peut s’empêcher d’ailleurs – ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec son scepticisme sur leur capacité à réaliser une véritable révolution – de les comparer immédiatement avec les Marocains, « qui, eux, sont de vrais combattants » et « pas des poules mouillées ».

La figure qui lui vient à l’esprit pour illustrer son propos sur les Marocains est celle d’Abdelkrim, héros de la guerre du Rif contre les puissances coloniales espagnole et française, dans les années 1920. Ses réserves à l’égard des Tunisiens ne semblent pas étrangères à son rejet sans appel de la personne de Bourguiba.

D’ailleurs, elles ne l’empêchent pas de reconnaître qu’on a pu voir ces derniers mois en Tunisie des hommes prêts à courir des risques pour provoquer le changement. Mais ne trouve-t-on pas « dans tous les pays » des gens « prêts à prendre les armes pour quelque chose »  ?

Un pays “pas facile”

Et l’Algérie  ? Risque-t-elle aussi de voir son régime ébranlé par le « printemps arabe »  ?

« Je ne le voudrais pas », répond-il immédiatement, avant de signifier plus tard qu’il ne croit pas qu’un scénario de rupture serait bénéfique à son pays. « Nous avons quelqu’un qui est là, je préfère que cela reste comme cela », poursuit-il, en défendant la personne de Bouteflika.

Parce que ce qui viendra après pourrait ne pas être à la hauteur des aspirations du peuple  ? « C’est cela », acquiesce-t-il. Tout en affirmant qu’il n’est pas d’accord avec Bouteflika sur beaucoup de points. Qu’il préférerait « autre chose ».

Mais s’« il y a des moins et des plus chez lui, pour l’instant, c’est le moins mauvais, et je m’en contente ». Car, poursuit-il en expert, « l’Algérie, vous savez, c’est un pays pas facile ». Un jugement qu’il répétera plusieurs fois au cours de l’entretien, le plus souvent en disant que « diriger les Algériens, c’est vraiment pas facile ».

Ce qu’il voit manifestement de plus évident à reprocher au président algérien actuel, c’est d’abord… qu’« un homme de son âge ne soit pas encore marié ». Mais, ajoute-t-il en souriant, « il n’est jamais trop tard pour bien faire ». Quoi qu’il en soit, « il est comme un petit frère pour moi », et « je voudrais qu’il ne lui arrive rien de mal ».

Considère-t-il que l’Algérie, presque cinquante ans après l’indépendance, a achevé sa libération et peut prétendre avoir réalisé un parcours satisfaisant  ? « Non », dit-il sans hésiter.

D’abord parce que l’Algérie, qui fut un exemple pour les autres pays du Tiers Monde en matière de développement – entendre  : pendant les premières années de l’indépendance –, ne l’est plus. Mais aussi et surtout parce qu’elle n’a pas encore véritablement exploité ses énormes potentialités économiques, ce qui en fait « un pays plein d’avenir ».

En effet, « nous n’avons pas utilisé tous nos arguments, même si nous sommes le quatrième producteur mondial de gaz. Le Sahara, le plus grand désert du monde, regorge de ressources ».

On n’en saura pas plus sur sa vision actuelle du développement du pays. Pense-t-il, cependant, que l’avènement d’une véritable union du Maghreb constituerait un pas important dans la bonne direction  ? Il répond par l’affirmative, avec un enthousiasme certain  : « Il faut faire le Maghreb.

Les frontières devraient être ouvertes. Et c’est tout à fait possible. Comment pourrais-je penser autrement alors que, même si je suis né en Algérie, même si j’y ai vécu, même si j’ai été le chef de la révolution algérienne, ma mère et mon père étaient tous deux marocains. » D’ailleurs, « il n’y a rien, pas le moindre accident géographique, qui sépare l’Algérie du Maroc.

Dans la région d’Oujda, en particulier, on se ressemble comme deux gouttes d’eau des deux côtés de la frontière, qui est restée ouverte pendant longtemps. Et puis je n’aime pas les frontières de toute façon. J’aimerais vivre dans un monde sans frontières ».

Mais pourquoi, alors, n’a-t-il pas agi dans ce sens quand il était au pouvoir  ? La question du Maghreb n’a pas pu être posée, car il était « impossible de faire cela avec Hassan II ».

Il suffit effectivement de l’entendre parler de l’ancien roi du Maroc, son « ennemi », « un florentin », pour imaginer qu’il lui aurait été difficile de trouver un accord avec lui.

Alors que son père, Mohammed V, était, lui, « un brave type », avec qui il aurait été possible de s’entendre. Et que pense-t-il de Mohammed VI  ? Que du bien  : « C’est un type sympathique. »

Quand on lui demande de quoi il est le plus fier en regardant rétrospectivement son parcours, Ben Bella ne pense pas à sa présidence dans les années 1960.

Ce qui lui vient immédiatement à l’esprit, c’est « la poste d’Oran », où « j’ai volé de l’argent ».

C’est en effet grâce à l’attaque de cet établissement, en avril 1949, par un commando de l’Organisation spéciale (OS) – créée dans la clandestinité en 1947 par le parti nationaliste de Messali Hadj, le PPA-MTLD que les indépendantistes algériens purent financer un temps le groupe de militants chargé de préparer la lutte armée contre le colonisateur et qui sera plus tard le fer de lance du déclenchement de la guerre en 1954.

« C’est l’OS, rappelle-t-il avec fierté, qui a servi à faire le 1er novembre. »

Quel rôle a-t-il joué dans cette attaque, le patron de l’OS à l’époque étant Hocine Aït Ahmed  ?

Dans ses Mémoires, ce dernier affirme en avoir été le principal organisateur, avec pour adjoint Ben Bella, lequel lui succédera à la tête de l’OS. Mais pour l’ex-président, « même si je respecte Aït Ahmed », bien qu’il ait été souvent « beaucoup plus kabyle qu’algérien », l’organisateur principal du coup, « jusqu’au moindre détail, c’est moi ».

Tout comme, nous dira-t-il à plusieurs reprises, sans fausse modestie,

« le 1er novembre, c’est moi ».

Que veut-il dire par là, puisque, même s’il a été le dernier chef de l’OS avant son démantèlement en 1950, il ne fut que l’un des neuf chefs « historiques » qui ont créé le FLN et lancé le combat final pour la libération de l’Algérie en 1954  ?

Il précise alors qu’il ne cherche pas à exagérer son rôle, mais simplement à dire qu’il ne fut pas facile avant le déclenchement de la lutte armée de faire travailler ensemble les divers responsables du soulèvement et que c’est lui qui a réussi à aplanir les difficultés, à parler à tous de façon telle que la plupart des obstacles ont pu être surmontés.

Il pense en particulier à la coordination et à la cohésion du groupe des pionniers du FLN qui n’allaient pas de soi. D’autant que, « parmi eux, il y avait des Kabyles » – il pense bien sûr surtout à Krim Belkacem, avant tout un « type très courageux » à ses yeux.

Évoquant au passage quelques-uns des dirigeants du FLN pendant la guerre, il ne fait pas mystère, en revanche, du peu de considération qu’il avait pour Abane Ramdane, la tête politique du FLN à Alger en 1955 et 1956, qui l’a empêché – cela ne fait pas de doute pour lui – d’aller assister au fameux congrès de La Soummam, en 1956. Et, à un moindre degré sans doute, pour Mohamed Boudiaf, qui n’était pas, selon lui, un véritable combattant, « zéro sur le plan militaire ».

Quoi qu’il en soit, il n’approuve pas les éliminations physiques de dirigeants. Il n’a jamais approuvé en particulier celle d’Abane, en 1957, et s’est dit mécontent, assure-t-il, dès qu’il l’a apprise.

Quant à Messali Hadj, chef nationaliste qui n’a pas rejoint le FLN, il fut avant la guerre un homme courageux, mais « il faisait trop de cinéma, il jouait trop un personnage », avec sa barbe, sa tenue vestimentaire.

La guerre aurait-elle pu être plus courte si d’autres décisions avaient été prises  ? Peut-être. « Excusez-moi de parler ainsi », mais il est certain que « nous avons fait énormément de conneries ». Même si « je suis peut-être celui qui s’est le moins trompé ». Cependant, la durée des combats, « ce n’est pas de notre faute », cela dépendait surtout des Français, si puissants en face de nous, qui « étions bien plus faibles ».

L’arrivée au pouvoir de De Gaulle en France a-t-elle plutôt compliqué ou facilité la solution  ? Il est clair pour lui que l’arrivée au pouvoir de cet homme, « qui est au-dessus de tous les autres », ne pouvait être qu’une bonne nouvelle.

La direction du FLN n’a-t-elle pas pourtant été dubitative pendant un bon moment  ? Lui, en tout cas, n’a pas fait d’erreur de jugement sur de Gaulle. « J’ai pensé tout de suite que c’était une bonne chose, assure-t-il, et cela n’a aucun rapport avec le fait qu’il m’avait décoré lors de la Seconde Guerre mondiale à Monte Cassino. »

S’il n’a pas de réels regrets quant à son action durant la guerre de libération, pense-t-il avoir pris la bonne voie en tant que président avec le choix du « socialisme arabe »  ?

« C’était un socialisme fondé sur l’autogestion », tient-il à préciser tout de suite, manifestement peu disposé à se livrer à une autocritique  : « Et c’était ce qu’il fallait faire. »

Il reste convaincu d’ailleurs que l’autogestion, qui n’est plus guère à la mode, est le meilleur système, car elle permet de ne pas imposer les décisions, « de discuter à la base, de permettre aux gens d’être engagés dans ce qu’ils font. […] Des gens qui décident à la place des autres, je suis contre, totalement ».

Il n’est donc guère étonnant qu’il se déclare ennemi des idées libérales en vogue depuis la fin du XXe siècle. Et qu’il soit très critique vis-à-vis des États-Unis. Il reconnaît, certes, leur puissance sans égale – « actuellement, Dieu, c’est le président américain » –, mais ajoute que ce sont « des tueurs ». Il ne leur pardonne surtout pas – et il insistera sur ce point en y revenant plusieurs fois – leur passé d’exterminateurs de « la race rouge ».

Même si les Espagnols ont peut-être été encore plus expéditifs pour éliminer les Amérindiens, des peuples pour lesquels il avoue avoir toujours éprouvé une passion.

Les Américains d’aujourd’hui devraient-ils signifier une repentance à ce sujet  ? Lui qui ne se dit pas favorable à une telle déclaration de la part de la France à propos de la guerre d’Algérie le souhaiterait manifestement dans ce cas, pour réparer « une faute historique ». Mieux, dit-il en riant, « la terre appartient aux Indiens et il faudrait que les États-Unis déménagent, mais ça va être difficile ».

Au moment de se séparer, qu’il n’a pas précipité, le premier président de l’Algérie indépendante ne se dit pas du tout pressé de quitter ce monde. Il se considère en pleine forme physique pour son âge.

Ses visiteurs lui disent tous qu’il « n’a pas changé », qu’il a gardé son corps et son visage de toujours, et il pense que c’est vrai. Aucune raison de le contredire après avoir passé un long moment avec lui jusqu’à 22 heures. Et on peut le croire quand il dit, en réponse à notre dernière question, que, au fond, il se verrait bien ­centenaire.

Par Renaud de Rochebrune Source : Jeune Afrique

 

Un commentaire

  1. “A chaque coin de l’histoire conformiste se tient un diable ricanant “, nous mettait en garde Pierre Rossi. Comment retenir son sourire en lisant cet entretien. Mais qui se laissera donc impressionner par cette relique qui croit encore et toujours au système de l’homme unique et de la chose unique ?
    Il y a longtemps que nous avons appris avec Pierre Rossi que la révolution est un “terme qui désigne sans doute, ici comme ailleurs, le désir d’un peuple de ne pas s’oublier, de remonter au contraire aux sources originelles dont il est issu. La conscience de ce qu’il fut amène [le pays] à s’engager dans une véritable reconquête de soi dont les phases, pour confuses qu’elles paraissent, ne doivent pas faire perdre de vue la lumière directrice.”
    C’est dire qu’il y a deux catégories d’hommes : ceux qui font la révolution et ceux que la révolution fait. Sans aucune hésitation, Ben Bella fait partie de la deuxième catégorie.

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