Elle n’y comprend pas grand-chose, la petite Laure. Ni à la guerre, ni au FLN, ni à la grande avenue plantée d’acacias qui sépare la ville européenne et la ville indigène, avenue frontière baptisée « le Glacis « . Nommée d’office en Algérie, la jeune enseignante de français se retrouve, à 22 ans, catapultée dans un monde grimaçant, bizarrement familier : celui de la société coloniale d’une ville de l’Oranais (nord-ouest algérien), à la fin des années 1950. C’est ce séjour, brutalement abrégé par l’arrestation de Laure et son renvoi en métropole, que raconte Le Glacis.
A l’image de son héroïne, la romancière Monique Rivet était « très ignorante » des réalités de l’Algérie, quand elle a débarqué en 1956 à Sidi Bel Abbès. Elle-même a enseigné un an au collège de jeunes filles de la ville. Comme Laure, son (presque) double de papier, elle ne sait rien de Messali Hadj, le dirigeant nationaliste, ni du mouvement indépendantiste ; elle confond les claquements de bec des cigognes avec le crépitement des mitraillettes et écrit wilaya (« préfecture ») avec deux « l ».
Ignorantes, naïves ou inconscientes, dans ces trois livres, les femmes (réelles ou romancées) ont toutes en commun d’avoir été tenues en lisière de la guerre et d’avoir porté, dès lors, un regard singulier sur ces années sombres. Ces paroles de femmes sur la guerre sont rares encore aujourd’hui.
Rédigé à chaud « en 1956 ou 1957 », croit se rappeler Monique Rivet, ce roman de jeunesse est resté plus de cinquante ans « oublié au fond d’un tiroir », après que Flammarion eut refusé de l’éditer. Parce que le texte n’était pas bon ? Parce que la révolte qu’il exprime n’avait pas plu au directeur littéraire de l’époque ? Heureux hasard : contactée en 2011, l’éditrice Anne-Marie Metailié, née à Sidi Bel Abbès, l’a aimé. Le Glacis sort du placard au moment où l’on commémore le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie.
Opportunément exhumées elles aussi, les dizaines de lettres qu’ont échangées, de l’automne 1960 au printemps 1962, le jeune parachutiste Gilles Caron et sa mère, Charlotte Warden, forment la matière d’un gros livre, J’ai voulu voir. Lettres d’Algérie. A son retour, devenu reporter-photographe, Gilles Caron aura le temps de fonder l’agence Gamma, aux côtés de Raymond Depardon, avant de disparaître, en 1970, lors d’une mission au Cambodge. Sa mère, elle, est morte en 1982.
Leurs lettres de guerre, surtout celles de Charlotte Warden, ont la même fraîcheur et les mêmes maladresses que le roman de Monique Rivet. On y retrouve le ton acide, un peu bravache de la France présoixante-huitarde – celui d’Ania Francos dans La Blanche et la Rouge (Julliard, 1964). On y sent une époque : le transistor, les cigarettes, le papier peint « avec lierre » et les tics de langage – ici, les filles sont « nippées », là, les choses marchent « comme sur des roulettes » et « 228 au jus » signifie qu’il reste à l’infortuné deuxième classe Gilles Caron (sa lettre date de septembre 1961) deux cent vingt-huit jours de service militaire à finir.
De la fraîcheur dans la guerre d’Algérie ? Sagan qui danse avec Bigeard ? Il ne faut pas toujours s’y fier. Légères en apparence, certaines phrases sont fondues dans le plomb. Ainsi, ce post-scriptum elliptique du parachutiste Caron, qui commente pour sa mère des photos de prisonniers « prises avant qu’ils ne soient passés à tabac ». Dans le groupe, il y a une femme. Elle a « les yeux dont je voulais te parler », écrit le futur photographe. « Elle avait, la veille, été violée plusieurs fois. Les autres sont les scènes habituelles d’opérations. Dans celle que je t’envoie, c’est le petit déjeuner le matin et le repos du soir », conclut-il, comme s’il revenait d’un pique-nique.
Pas avec un « fellagha »
« C’est la guerre, me disais-je », raconte Laure en écho, dès les premières pages du Glacis, livre qui égrène, lui aussi, son chapelet de cadavres, d’injustices à hurler. « De guingois avec tout, choses et gens », la jeune enseignante est renvoyée en France, après que les autorités ont découvert sa liaison avec un dirigeant de la wilaya 5 (celle de l’Oranais) du FLN. Elle-même n’en savait rien. Son Felipe, un Français d’ascendance espagnole, s’étire « à la façon d’un chat » – et c’est cela qu’elle aime. Elle n’imaginait pas coucher avec un « fellagha ».
Gilles Caron, de son côté, décide de déserter. On le met aux arrêts. Il dévore les livres comme un fou – ceux que sa mère lui envoie ou qu’il arrive à se procurer entre deux « opérations ». Comme Laure, il n’en peut plus : « Je ne suis pas un lâche, mais je n’ai personne à qui parler », écrit-il, le 19 octobre 1960. « A quoi bon mettre de la littérature ou de la grammaire dans la tête des gens si c’est pour qu’on les retourne du pied sur une voie de chemin de fer, un trou dans la poitrine », semble lui répondre le personnage principal du Glacis, qui vient d’assister à l’assassinat d’un suspect.
Ces deux-là n’aiment pas la guerre ni le colonat. Ils sont jeunes, seuls, impuissants jusqu’à la nausée. Tout compte fait, ces deux mal-pensants ont compris l’essentiel. Sans doute Charlotte Warden a-t-elle compris aussi. Elle a sauvé son fils, avec ses mots fébriles envoyés de Paris, ses lettres où se mélangent les réunions du PSU, l’envoi de caleçons longs, les meetings à la Mutualité et les travaux dans la cuisine. « Fais attention mon Gilles et essaye de ne pas participer à d’affreuses violences », recommande-t-elle. Elle insiste : « (…) Ce sera si bien si tu gardes toujours ces formes gentilles de la civilisation. » Maline et mièvre, cette mère formidable sait consoler son garçon à béret rouge : « (…) Mal comme tu es, tu dois être content de penser que tu as un endroit à toi où revenir et retrouver tes choses. »
Mais étaient-ils si « mal » dans la guerre, tous ces nommés d’office et ces mobilisés ? Le saura-t-on jamais ? Contrairement à son héroïne, Monique Rivet n’a pas été renvoyée en France. Après Sidi Bel Abbès, elle a même passé, à sa demande, deux années supplémentaires dans un lycée d’Oran. « J’étais curieuse », explique-t-elle aujourd’hui. Les femmes d’appelés, en revanche, ne le sont guère. Ni curieuses ni inquiètes. Parmi celles que Florence Dosse a interrogées, rares sont celles qui disent avoir eu peur pour leur mari ou leur fiancé. Pas de Charlotte Warden parmi elles.
L’absence d’angoisse est « l’une des plus étonnantes » découvertes qu’ait faites la chercheuse, elle-même fille d’un ancien appelé de la guerre d’Algérie, en menant l’enquête sur Les Héritiers du silence, proches parents et enfants de conscrits. Plus d’un million de soldats furent mobilisés durant ces sept années d’une guerre « sans nom et sans gloire ». Près de 30 000 d’entre eux ont été tués. Est-ce la honte ou la force du traumatisme qui a rendu muets ceux qui sont revenus ? Dans les lettres adressées à leurs femmes, rien ou presque ne transpire des horreurs infligées ou vécues. Le non-dit a gagné, transmis à la génération suivante. Cette « zone sombre », mélange d’ignorance, de soupçon et d’interdit, constitue une « mémoire seconde« , estime Florence Dosse.
Les lettres de Gilles Caron et de sa mère, comme le roman de Monique Rivet, ont été écrits, eux, sur le vif et ont la couleur des choses vécues. A la fin du Glacis, l’héroïne se moque d’elle-même et de la « sotte fierté » qui l’a poussée, un temps, à proclamer qu’elle ne se sentait pas liée à la France, « ce pays dont je voulais oublier les violences comme si je ne savais pas que la violence est inoubliable ».
Catherine Simon
Le monde.FR