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En Algérie, les mirages de l’argent facile

ByBeldjillali D.

Août 31, 2014

Confronté à une jeunesse en mal d’emploi, le régime achète la paix sociale à coups de crédits gratuits. Cette politique a provoqué une floraison de micro-entreprises très précaires. Le tout financé par la manne des hydrocarbures, qui commence à se tarir. 

A la nuit tombée, dans cette banlieue d’Alger, seuls de pâles réverbères éclairent la chaussée. Dans l’ombre, sur la banquette arrière d’une voiture ordinaire, Samir (1) esquisse un sourire lorsqu’un véhicule de police passe dans la rue. « Je n’ai pas peur d’aller en prison », chuchote-t-il. En 2012, le jeune homme, âgé de 28 ans, était censé ouvrir une boulangerie.

Grâce à un certificat professionnel bidon et au devis d’un fournisseur véreux, il obtient alors 60000 euros de l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes (Ansej), une structure étatique qui distribue des crédits aux chômeurs créant leur micro-entreprise. Curieusement, alors que c’est la règle, personne ne vient vérifier si le matériel est bien livré. Tant mieux pour lui, car Samir ne pétrit pas la pâte à pain dès les lueurs de l’aube : il dirige un petit business de voitures d’occasion venues d’Europe et un autre de chaussures orthopédiques.

Qu’importe si près d’un tiers des bénéficiaires ne remboursent pas leurs dettes et qu’il y ait, parmi eux, quelques brebis galeuses… Dans ce pays où 25 millions d’habitants (sur 38 millions) ont moins de 35 ans, le régime vieillissant d’Abdelaziz Bouteflika ne cesse d’encourager les jeunes à demander des crédits pour devenir « entrepreneur ».

Lors de sa création, en 1996, les objectifs de l’Ansej étaient de résorber le chômage, de réduire le travail au noir et de les empêcher de fuir à l’étranger. Ces derniers temps, le dispositif sert surtout à calmer la rue et à assurer la pérennité du pouvoir. « Depuis les révolutions arabes de 2011 et les manifestations de chômeurs dans le sud du pays, en 2013, l’Etat algérien multiplie les prêts quasi gratuits pour acheter la paix sociale », explique Rachid Malaoui, patron du Snapap, un syndicat autonome.

Le gouvernement a réduit à zéro le taux d’intérêt, limité à presque rien l’apport personnel et allongé les délais de remboursement. Les banques publiques, de leur côté, ont reçu des instructions pour attribuer les crédits – qu’elles financent à hauteur de 70%. Les porteurs de projet sont exonérés d’impôts, pendant trois ans dans le nord du pays, dix ans dans le sud, où le chômage est plus élevé. S’ils ne paient pas, un fonds de garantie se charge de rembourser les banques. Ce qui place les mauvais payeurs à l’abri des poursuites judiciaires…

« On ne trouve plus de manoeuvres »

Selon la direction de l’Ansej, 300 000 « entreprises » et quelque 730000 emplois ont ainsi été créés depuis l’origine, ce qui n’est pas négligeable. Le problème, c’est que ces sociétés sont artificielles et peu productives : la grande majorité d’entre elles se trouve dans le secteur des services, en particulier celui du transport. En 2011 et en 2012, près de 1 projet sur 2 financés par l’Ansej ou le Cnac (un organisme similaire pour les chômeurs de plus de 35 ans) relève de ce domaine d’activité – ce qui représente plus de 40000 véhicules par an. Ils sont, par exemple, trois fois moins nombreux à investir dans le BTP, alors que le bâtiment crée davantage d’emplois. « Cela ne fait pas la fortune de l’Algérie, mais celle des importateurs ! » peste un – véritable – chef d’entreprise.

Pour les Algériens, qui peuvent emprunter jusqu’à 10 millions de dinars (93 000 euros environ), la manne est trop belle. Munis de leur permis de conduire comme seule qualification, des dizaines de milliers de jeunes ont acheté des fourgonnettes, des minibus, des camions frigorifiques, des taxis ou des voitures pour la location. Certains se sont offert des sportives ou des 4×4 avec lesquels ils friment dans leur quartier, sans aucune intention de rembourser. D’autres ont revendu le véhicule afin de se payer un visa pour l’Europe ou le Canada.

Le système attire aussi des Franco-Algériens de la banlieue parisienne. « Tout le monde cherche à tirer un profit maximal de la faiblesse du pouvoir en exigeant sa part de la rente pétrolière, tonne le syndicaliste Rachid Malaoui. Le gouvernement encourage l’émergence d’entrepreneurs et non de travailleurs. Résultat : on ne trouve plus de manoeuvres ! » L’économiste Zoubir Benhamouche dénonce une politique « populiste » : « Croire qu’un jeune chômeur sans qualification peut créer sa propre entreprise est une idée fausse. »

Les largesses de l’État

Un grand patron, bien introduit dans les cercles économiques, se fait l’avocat du pouvoir, sans être dupe : « On pourrait penser que, pour l’Algérie, l’économie et la création d’emplois et de richesse sont une priorité. Mais, pour nos dirigeants, la préoccupation principale reste la stabilité du pays. Après les souffrances qu’il a endurées durant la guerre civile des années 1990, le peuple a le droit de profiter de certaines largesses de l’Etat.

Aujourd’hui, l’Ansej ne délivre plus d’agrément pour des véhicules. Et pour cause : l’agence a tué le marché! Mourad en sait quelque chose. Quand il dépose son dossier, à la fin de 2010, ce jeune homme timide, âgé de 28 ans, ne possède qu’un petit diplôme de technicien en informatique et une courte expérience de conducteur d’engins. « J’ai demandé un véhicule pour devenir transporteur, raconte-t-il. C’était le plus facile pour gagner de l’argent. » Il le croit à l’époque, un peu naïvement. Un an plus tard, il obtient son chèque rubis sur l’ongle, sans avoir fourni d’étude de marché ni prospecté de clients.

Mourad achète un grand fourgon Mercedes, flambant neuf : plus de 28500 euros. Une somme faramineuse en Algérie, où le salaire minimum est de 165 euros par mois. Et un cadeau empoisonné. Car, en principe, le nouveau petit patron devrait désormais commencer à rembourser la banque. « Je n’y pense même pas, lâche-t-il, désinvolte. L’an dernier, j’ai travaillé seulement quatre mois, en effectuant quelques livraisons. Avec le coût de l’assurance et celui de l’entretien, j’ai dépensé plus que ce que je gagne. »

Cela ne va pas s’arranger : le prix des courses a été divisé par deux en raison de la concurrence. « Trop de jeunes ont acheté des fourgons, alors ils bradent leurs services, maugrée-t-il. Si ça ne marche pas, tant pis, je me mettrai en faillite. Comme on dit en arabe : mektoub [« c’était écrit »] ! »

« L’Etat dépense l’argent sans s’inquiéter du résultat »

Le destin, s’il existe, n’est pourtant pas le responsable. C’est plutôt la logique économique qui est défaillante. « L’Algérie n’a pas la culture de l’évaluation de ses politiques publiques, déplore Zoubir Benhamouche. L’Etat dépense l’argent sans s’inquiéter du résultat. » Il y a quatre ans, après avoir enchaîné les petits boulots, Sofiane décide de se mettre à son compte. Grâce à l’Ansej, il achète un rétro-chargeur, un gros engin de chantier avec une pelle à l’avant et une autre à l’arrière, avec lequel il effectue des travaux de terrassement chez des particuliers. Il commence à rembourser, dès l’année suivante, 60 000 dinars (550 euros) tous les six mois.

Seulement, dans son village de Kabylie, une région pauvre, ils sont une quinzaine de jeunes à avoir obtenu le même type de matériel… Sofiane est écoeuré : « J’ai remboursé les deux tiers de ma dette en bossant dur, sans me verser de salaire ni m’accorder de vacances. C’est fini. Je n’y arrive plus. » D’autant que, à l’époque où ce trentenaire a obtenu son crédit, celui-ci était assorti d’un taux d’intérêt de 2,7% – pas de 0% comme aujourd’hui. « Ce n’est pas normal, lance-t-il. Tout le monde a droit à sa part du pétrole. Mais la mienne, je la paie cher ! »

Éviter le salariat

Rafik, un garçon posé et souriant, n’a pas ce problème. Son cabinet vétérinaire est le seul à Bologhine. Depuis quatre ans, ce fils de bonne famille soigne les chats et les chiens de ce quartier populaire d’Alger. Après ses cinq ans d’études, Rafik demande 27 000 euros, toujours à l’Ansej, pour l’achat d’un équipement de radiographie, de quelques instruments médicaux et d’une fourgonnette. « Le reste, je l’ai acheté afin de minimiser mon crédit, dit-il. Je me tue à la tâche, mais c’est payant. »

Son histoire est atypique. « Nous étions seulement une dizaine, sur des milliers, à avoir un véritable projet, témoigne-t-il : un infographe, un ophtalmologue, un agronome… L’Etat propose de nombreuses formations, en menuiserie, en mécanique ou en comptabilité, mais sans succès. Les jeunes veulent travailler à leur compte tout en se levant à 10 heures du matin. »

C’est l’un des effets pervers de cette politique de l’argent facile. « Les mentalités changent, constate le sociologue Nacer Djabi. Auparavant, chacun rêvait de devenir fonctionnaire d’Etat ou cadre dans une entreprise publique. Aujourd’hui, les jeunes veulent gagner de l’argent tout de suite en évitant le salariat. » Pour l’instant, l’Etat peut se permettre de dépenser sans se soucier de l’efficacité de son action : les hydrocarbures assurent 97% des recettes d’exportations et les deux tiers des recettes budgétaires de l’Etat. Mais cela ne saurait durer. Car la rente a déjà commencé à diminuer. La fin du pétrole est évoquée pour 2025-2030. Autant dire demain, même si l’Algérie conserve d’importantes réserves de gaz.

Le système D persiste

La plupart des experts mettent en garde : l’Etat doit cesser d’hypothéquer l’avenir. « En 2013, les recettes d’exportations des hydrocarbures ont baissé de 10%, indique l’économiste Mustapha Mekideche. Du coup, notre balance commerciale est juste à l’équilibre alors qu’elle était excédentaire de 10 milliards de dollars les années précédentes. » En économie, explique-t-il, le principe de réalité s’impose à un moment ou à un autre : « La demande intérieure de l’énergie augmente de 12% par an [contre 2 à 3% pour la moyenne mondiale], cela signifie qu’à terme nous en aurons de moins en moins à mettre sur le marché international. Notre consommation va faire baisser la rente. »

Conclusion : il faut sans tarder rééquilibrer les dépenses et remettre à plat les dispositifs d’aide publique. « On distribue sans contrepartie productive, ajoute Abderrahmane Mebtoul, agrégé d’économie. Or les transferts sociaux directs et indirects représentent près de 30% du PIB, soit 70 milliards de dollars. L’Algérie, par exemple, est le pays qui subventionne le plus le carburant. » Mais aussi le blé, l’huile, le pain, le café… Dans le même temps, attentif à la montée des contestations dans le monde arabe, le gouvernement a lâché du lest sur les salaires des fonctionnaires : + 25% ces deux dernières années. « Mon augmentation, je l’ai perdue dans l’inflation, nuance Kamel, qui travaille à Air Algérie. Tout cela n’est pas bon pour le pays. Moi aussi, je veux que mes enfants profitent de la rente. A ce rythme, dans vingt ans, on aura tout dilapidé. »

Amortisseur social éphémère et précaire, cette politique à courte vue est une bombe à retardement. « Nous avons longtemps été dans une économie de la rareté, souligne le sociologue Nacer Djabi. La génération d’aujourd’hui a pris de nouvelles habitudes de consommation. Si le prix du baril baisse, la situation sera plus difficile à gérer. » En attendant, le système D persiste. En ces temps de crise du logement, les jeunes Algériens ont trouvé une façon originale de rentabiliser leurs fourgons : ils les louent à des couples de passage

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