Avoir 25 ans à Sidi Bel Abbès

En 1912, un Allemand de 17 ans nommé Ernst Jünger veut découvrir l’Afrique et les sources du Nil. Pour s’en approcher, il fuit son pays et s’engage dans la Légion étrangère. On l’envoie en Algérie à Sidi Bel Abbès. C’est une petite ville située au sud d’Oran, la Légion y a ses quartiers. On dit à Jünger que le nom signifie «la dominatrice belle et bonne». Ainsi, écrit-il dans Jeux africains, «j’étais en Terre promise», une sorte de nulle part polyglotte et administré comme dans la Creuse : «On nous fit suivre une large rue, où régnait entre les magasins et les cafés une vive activité, et à laquelle seule une double rangée de palmiers donnait un caractère oriental.»

En 1956, une Parisienne de 25 ans, Monique Rivet, obtient son premier poste de professeur à Sidi Bel Abbès. Elle croit que c’est en Tunisie. Elle enseigne le français et, contrairement à Jünger, n’a aucune envie d’y aller: «J’étais amoureuse, je ne voulais pas quitter Paris, j’avais des utopies, je voulais écrire». Son premier roman, Caprices et Variations, vient d’être pris chez Flammarion. Elle a des sympathies communistes, son père lui dit en souriant : «Tu verras…» Elle se souvient : «Le Parti n’était pas favorable à l’Indépendance, car il avait là-bas une clientèle…» La guerre d’Algérie, c’est là mais c’est loin.

«Village nègre». La jeune femme aime Proust, Stendhal, Henry Miller. Un frère a fait la guerre dans les FTP, l’autre à Londres. Ils lui ont fait lire le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir. Leur père, le général Rivet, a organisé les services secrets dans l’armée avant la guerre de 39-45, puis rejoint Alger et la France libre. Comme Ernst Jünger, il avait connu l’Algérie avant la Première Guerre mondiale. Il était alors officier tirailleur. Blessé au front et fait prisonnier, il rentre en France en 1918«Mon père, dit-elle, on l’a récupéré retraité, vivant et décoré par les Américains.». En captivité, il a appris la langue de l’ennemi.

Quand sa fille arrive à Sidi Bel Abbès, la Légion est toujours là et on parle allemand dans les rues, comme du temps d’Ernst Jünger. Un colonel de parachutistes lit chaque jour le Monde, qui est interdit. Dans le Glacis, l’héroïne et narratrice, Laure Delessert, est également une jeune enseignante qui ne connaît rien de l’Algérie. Un jour, elle assiste à une opération militaire dans ce qu’on appelle ici le «village nègre», autrement dit le quartier arabe. On le rejoint en passant le Glacis, «une grande avenue plantée d’acacias qui séparait la ville européenne de la ville indigène». Laure raconte : «Un ordre en allemand claque. Les blindés démarrent dans le fracas des moteurs et à leur tour franchissent les barbelés. Presque aussitôt des coups de feu se font entendre. Et puis le silence est revenu. Je me suis dirigée lentement vers les acacias du terre-plein. Je me disais : ainsi on commande en allemand dans l’armée française… Et cela me donnait un curieux sentiment de honte.»

La vieille dame aux cheveux courts, directe, énergique, d’une sympathie rugueuse et vertébrée, résume aujourd’hui, dans son appartement de Rambouillet, ce qu’elle éprouva et mit dans le cœur de Laure : «A Sidi Bel Abbès, les métropolitains étaient sidérés par ce qu’ils découvraient, cette ségrégation extrêmement choquante, preuve que la colonisation était méconnue. Elle créait un état de fait qui, de loin, était admis par presque tout le monde. Le visage colonialiste de la France, ce n’était pas compatible avec ce que je trimballais.» Monique Rivet aime les principes de 1789 et n’avale toujours pas le sort public fait à Robespierre, dont elle récite volontiers le début d’un célèbre discours à l’Assemblée. Son grand-père, menuisier et compagnon, était un lecteur de Louis Blanc. Elle vote socialiste «sans enthousiasme et sans réticence». Pendant quinze ans, une fois retraitée, elle a chanté dans une chorale.

Vigilance. Elle n’a passé qu’un an, 1956-57, à Sidi Bel Abbès. Elle découvre ce mélange de juifs, d’Espagnols, d’Arabes, que les Français ne doivent pas fréquenter. La société est dans un état d’apartheid, d’immaturité et de guerre, que le Glacis révèle par l’expérience, le regard, l’ingénuité sensible et agressive de son double, Laure. C’est un monde que Pierre Nora, dans Professeur à Oran, décrit un peu plus tard dans France Observateur: «Il faut se surveiller avec la plus extrême vigilance pour ne pas surprendre sur soi-même, après deux ans de séjour, le début d’un réflexe qui ressemble étrangement à une légère réaction raciste – ne serait-ce que le tutoiement aux vendeurs de journaux.» (1) .

Le Glacis flotte dans les points de vue, mélange les temps narratifs, vit par les maladresses qui font sa vertu, son état de découverte et d’innocence froissée : l’Algérie française s’ouvre et se ferme par les yeux et le cœur d’une jeune femme qui ne comprend les choses qu’à mesure qu’elle les vit, toujours un peu trop tard. Ce naturel dans le décalage, dans la perception d’une société par hoquets, surprises et à corps défendant, rend la petite ville coloniale aussi intime que révoltante. Camus y a été nommé professeur en 1937. Il a refusé par peur de l’ennui.

Choquée par ce qu’elle voit, Monique Rivet écrit son texte à chaud et l’intitule : le Parti des cadavres. «Un mauvais titre», dit-elle aujourd’hui. Ce sont presque les derniers mots du livre. Un homme est tué dans la nuit, son cadavre pourrit, son visage devient méconnaissable : «Il portait une arme dans sa poche et on n’a pas su s’il s’en servait pour assassiner ou pour se défendre. On n’a jamais su de quel parti il était, quel parti l’a tué. Et personne n’a pris parti pour son cadavre.» L’année suivante, elle lit la Question, d’Henri Alleg. Elle l’a acheté en France (en Algérie, c’est introuvable) et l’a fait lire à son père : «Il ne pouvait croire que l’armée française torturait.» Le général Rivet meurt peu après, sans avoir lu le manuscrit du futur Glacis. On est en 1958. Dans le livre, le père de Laure, résistant, est mort en déportation.

A Paris, Flammarion refuse le texte. Chez Julliard, «l’éditeur glorieux de Françoise Sagan» lui dit qu’il faut le retravailler. Elle renonce, le range et l’oublie.Début 2011, elle le retrouve dans sa maison de campagne, relit et corrige : «Je ne voulais pas laisser derrière moi quelque chose qui serait à reprendre.»Le Glacis devient le lieu de rencontre entre une jeune femme sous la guerre d’Algérie et une femme de 80 ans au moment où l’on va célébrer le quarantenaire des accords d’Evian.

Monique Rivet pense le publier à compte d’auteur, comme elle a fait pour ses textes précédents – entre autres, un bon recueil de nouvelles, le Cahier d’Alberto. L’association qui la publie se trouve à Paris, près des éditions Métailié. Un ami lui conseille d’y déposer le manuscrit. «C’était en mai ou juin dernier, se souvient Anne-Marie Métailié. J’ai ouvert le manuscrit, et là, ça a été une explosion émotionnelle.»

Cocktail. Anne-Marie Métailié est née à Sidi Bel Abbès. Son père était vétérinaire de campagne. Le Glacis lui rappelle le «village nègre», la «calle del sol», les ambiances, le «racisme et l’élégance des femmes françaises qui vivaient là-bas». Dans le livre, elles s’appellent Biche ou Elena, l’amie presque intime, médecin, plus âgée de seize ans, dont l’amant est colonel et qui trouve que Laure n’est jamais bien «nippée». Quand Laure prononce le mot «guerre» dans un cocktail, Elena lui rappelle qu’on dit «événements». Quand Laure veut s’installer dans le «quartier nègre», Elena lui apprend que c’est impossible. Elle est sa conscience sociale, une conscience intelligente, sévère et dégradée par l’atmosphère et les préjugés. Monique Rivet s’est inspirée de l’une de ses meilleures amies, kinésithérapeute, morte sans avoir lu le manuscrit. Il y a dans le Glacis de splendides portraits de femmes, unies par l’amitié, désunies par les circonstances. Le livre rend les séparations définitives. Ce ne fut pas toujours le cas dans la vie.

Pleine d’un naturel et d’une curiosité déplacés, Laure ne cesse de faire des gaffes. Elle avance «de guingois» dans ce petit monde méprisant et militarisé, c’est pourquoi elle sent tout, même quand c’est de travers. Un jour, elle entend une mitraillette. Son amant éclate de rire : «Ma petite idiote chérie… Ce sont les cigognes que tu entends !» Quand on confond cigognes et mitraillettes, il est temps de partir. Plus tard, Monique Rivet enseignera en Alsace.

La jeunesse de Laure accueille une foule de personnages avec plus de stupeur, de colère, d’émotion, que de jugement. Les Lebeau sont des vieux colons. La femme cite Paul Valéry. L’intendant est battu et émasculé dans leur ferme. Mademoiselle Arland, enseignante, a pour amant un Arabe. Arrêté, il dénonce des gens du FLN. Plus tard, une autre enseignante apprend à ses collègues que «le raton de Melle Arland a été assassiné». Et Melle Arland devient raciste. Un jeune militant FLN est étouffé avec ses compagnons dans une cuve à vin où les Français les ont enfermés. En découvrant les cadavres, un soldat dit : «C’est rigolo tout de même pour des gars qui boivent pas de vin de finir dans une cuve !»

«Première bouffée». L’image la plus symbolique de ce petit livre revenu d’entre les morts est ainsi celle de l’enterrement d’un militaire. Les Français réunis laissent vivre leur haine. Dehors, quelques vieux Arabes sont assis par terre : «L’un d’eux ramassa son bâton et se leva. Il commença à marcher lentement vers la ruelle la plus proche, sans un regard vers l’église. En un instant tout le monde eut les yeux fixés sur lui. Soudain, il s’arrête, fouille sous sa djellaba, en tire une cigarette qu’il allume. Il semblait étranger à tout et cependant une foule suivait ses mouvements […]. La première bouffée que le vieil homme lança vers le ciel nous parut une insulte», puis il disparaît, lentement, sans regarder ceux qui voudraient le tuer. Par l’Arabe inconnu, la messe est dite.

 

Après Sidi Bel Abbès, Monique Rivet enseigne deux ans à Oran. C’est une ville plus ouverte, «moins ségrégationniste». La future réalisatrice et actrice Nicole Garcia y est son élève. Elle a 12 ans, elle se souvient précisément de celle qui devint, par sa simple présence, son unique maître : «Je croyais qu’elle venait de France, elle était tellement différente des femmes d’ici, très fardées, d’une féminité onglée.Elle avait les cheveux courts, elle marchait à grands pas, elle avait une simplicité et une clarté qui en faisait pour moi une sorte de miracle. Elle nous parlait merveilleusement bien des textes, de Gérard Philipe, de Jean Vilar, du TNP, elle était très inspirante et cela m’a fait rêver de théâtre.» La jeune fille apprend la Ballade des pendus, de François Villon, et le récite de telle façon qu’elle sent sa professeure émue. Elle lui confie ses envies de théâtre, Monique Rivet reste réservée. Plus tard, Nicole Garcia entre à Paris au Conservatoire: «Quand j’ai lu mon nom sur la liste des admis, c’est son visage que j’ai vu en premier. Elle avait rendu, par sa seule image, sa féminité différente, quelque chose de possible.»

Après l’Algérie, Monique Rivet poursuit sa vie de professeur et abandonne peu à peu celle d’écrivain : «J’ai eu de la chance, puis une déveine éditoriale.» Au début des années 60, elle publie deux romans chez Gallimard : les Paroles gelées, quise passe à Oran, et la Caisse noire, qui se dérouledans un lycée : une élève crée une caisse noire pour financer des avortements. Après le refus d’un nouveau texte, elle cesse de publier. Dans les années 70, elle enseigne en Caroline du Sud. Sa vision des Etats-Unis reste sans aménité : «Je n’aime pas le règne du capitalisme, dont ils sont à l’origine. J’écoutais leurs prédicateurs : d’un point de vue spirituel, il n’y a rien. Ils sont essentiellement matérialistes, ces gens-là.»

Huttes. Elle est retournée en Algérie en 1963, puis en 1988, à la veille des émeutes de la semoule, invitée par les parents d’une élève non-voyante du lycée de Rambouillet. A Oran, «les entrées des immeubles étaient une ignominie, comme si une horde de Huns était passée par là, mais l’intérieur des appartements était impeccable. Sans doute ont-ils hérité ça des Français». Elle n’est retournée à Sidi Bel Abbès que par son manuscrit oublié. Elle y a retrouvé les nuits du «quartier nègre», sauvages, vides, surveillées, celles qu’Ernst Jünger avait déjà décrites : «Les nombreux feux qui brillaient, le mélange des voix parlant toutes sortes de langues, et les ombres obscures qui se mouvaient dans les huttes d’argile, donnaient à l’endroit un air de méchanceté.»

(1) «Historien public» (Gallimard, 2011).

 

 

Par PHILIPPE LANÇON

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