Comme de coutume, chaque quatrième semaine du mois de septembre de chaque année, je m’accapare cet espace destiné à la chronique, pour moi. Que les lecteurs soient indulgents.

Demain cela fera 16 ans. Déjà seize ans qu’elle a disparu sous la lame du bourreau. Elle, dix de ses amies et un collègue. Kheira est pourtant toujours devant moi. Son image refuse de disparaître ; cette image où juste une semaine avant l’horrible boucherie, elle me disait : «3ammi, yerhambouk, dabarli mutation. Kraht la navette! (1) » Je lui ai pourtant promis d’essayer de faire quelque chose. Ce à quoi, elle réplique : «Mais fait vite 3ammi, avant qu’il ne soit trop tard! » Prémonition, ou voulait-elle juste parler de la clôture des mutations, l’année scolaire ayant déjà commencé depuis près d’un mois. Je ne le saurais jamais et resterais contraint de vivre avec ce sentiment de culpabilité, faute de n’avoir rien pu faire avant l’hécatombe.

Samedi 27 septembre 1997, 14 Heures. Le ciel s’embrunit d’un seul coup. La visibilité devient au fur et à mesure, quasi-nulle. Un lourde tempête de sable s’accouple avec un terrible orage donnant à l’atmosphère, une couleur immarcescible, jamais vue auparavant ; parfois jaunâtre, parfois un tantinet rougeâtre, tendant vers le noir plus en portait le regard vers le ciel. La pluie fine commença à perler, caressée par une bise faussement douce. Soudain, comme mue par une télécommande, la pluie fine devint déluge et la bise se métamorphosa en blizzard ; c’était l’ouragan ! Le long du trajet menant d’Aïn Adden à Sfisef, la visibilité est absente. Il faisait nuit à 15 heures. Ce sentier sinueux serpentant entre les longilignes eucalyptus et peupliers d’une forêt aussi dense qu’une jungle, dont les sommets disparaissent déjà dans les bas cumulus, longeant – signe du destin – le cimetière Sidi-Yahia des Ouled Slimane, est marqué par des virages en angle droit, accentués par l’étroitesse de la voie ; donnant des frissons à tous passagers, même en temps de paix et d’été. Dame Nature se déchaîne. Les arbres, las de résister, se soumettent et sont déracinés. Comme des troncs d’arbres creux, les poteaux électriques fléchissaient; les oueds sortaient de n’importe où, les routes sont coupées. Un air d’apocalypse faisait frissonner chaque Beni Adam. Personne ne se doutait de ce qui se passait à ce moment précis, quelque part sur ce sentier horrifiant, à l’orée de la dense forêt, entre le Hameau de Aïn Adden et Sfisef…. Quelque chose d’atroce, d’inqualifiable, d’incroyable…mais vrai, se produisait. Cela dura toute la nuit. Le lendemain à 8heures, le poste de garde de l’entreprise où je travaillais m’annonça un visiteur, c’était mon neveu. Je le reçus pour m’informer que Kheira, sa sœur n’était pas rentrée hier soir, qu’une attaque terroriste a eu lieu et on n’en sait pas plus. Je l’accompagnais à l’hôpital où il y avait un monde fou au niveau de la morgue. J’y accédais. J’ai vu 11 filles, toutes blanches, bien nettoyées, les cous bien recousus, portant chacune un drap immaculé. Je les regardais toutes attentivement, Mon Dieu ! Elles se ressemblaient toutes dans ma tête enveloppée par un stress opaque et une tristesse infinie. J’avais l’impression de voir onze jumelles ! Je n’arrivais pas à reconnaître ma nièce! Il a fallu attendre mon grand frère pour l’identification. En prenant le chemin de M’Cid, précédant le convoi officiel qui devait ramener chaque corps à sa famille, je fus troublé malgré le retour du soleil, par les séquelles de l’ouragan d’hier : routes coupées, arbres déracinés, des grands «lacs » un peu partout, des oueds spontanés qui traversaient la route à différents endroits…. Elles furent toutes enterrées à tour de rôle avec les honneurs et le drapeau national qui recouvrait chaque cercueil a été remis à la famille. Le nôtre, je le garde jalousement jusqu’à aujourd’hui. Bizarre ! Ce jour là, je n’avais pas pleuré.

Ma belle-sœur -mère de la victime – ne résista pas au choc. Elle mourut six mois plus tard d’une tumeur du sein développée le jour de la disparition de sa fille, qui était déjà orpheline de père. Le chauffeur,  seul rescapé, a raconté que le « chacal affamé » (Eddhib Ejji3ane) les avait toutes égorgées debout ! L’une après l’autre. Le seul homme enseignant du groupe a tenté vainement de fuir, mais vite rattrapé et tué également. Le Commandant de secteur de l’époque, un Parachutiste et fils de Chahid, Feu Colonel Boukhari (lui aussi victime du terrorisme et également à Sfisef) fut celui qui dirigea l’opération de récupération des corps. Il raconta que les corps des filles étaient groupés l’un sur l’autre, à l’exception d’un seul éloigné de quelques mètres ; la pauvre ayant du ramper dans son atroce agonie ; et que parmi les affaires personnelles retrouvées sur place, il a été obligé de « voler » une photo dans un sac : Elle représentait les ….11 enseignantes et l’enseignant prise quelques jours auparavant (autre signe du destin?) le corps de ce dernier ne fut récupéré que le lendemain, parce qu’ayant fui, il a été d’abord blessé par balles, avant d’être retrouvé et achevé au couteau. Aujourd’hui, cela fait 16 ans que les 11 enseignantes et l’enseignant sont morts, assassinés atrocement, provoquant un émoi national et international sans précédent. Les hommages ont été rendus. Comme sont morts des milliers d’autres : Liabès, Belkhenchir, Boukhobza, Belkaïd, Djaout, Hasni et autres Yefsah, Flici… Bouhaoud, Bouras….ainsi que de nombreuses victimes anonymes de la nébuleuse ! Pendant ce temps, le «chacal désormais repu » (Eddhib Echeb3ane) par les tétines de l’Etat se pavane dans une cour quelque part, avec un traitement de prisonnier politique ; Pendant ce temps, El Ayada, et ses acolytes bénéficient de toutes les largesses de l’Etat. Pendant ce temps, Hattab passe à la radio Nationale ; Pendant ce temps, Abassi Madani et Ali Belhadj continuent à parler au nom du Peuple !

Reposes en Paix, Kheira ! Reposez en Paix, Martyres du devoir !

djillali@bel-abbes.info

(1) TRAD. «Tonton, s’il te plaît, débrouille-moi une mutation. Je ne supporte plus la navette ! »