M. MEKIDECHE nous a fait parvenir une contribution à propos de l’article « la force du droit, un magistrat de
qualité, Une décision de justice de qualité » du D. REFFAS. Nous la publions intégralement
Cher Monsieur
Je tiens à préciser d’emblée que je partage avec vous le même sentiment critique à l’égard de l’institution judiciaire. Qui peut ne pas être d’accord avec vous sur cette question ? Néanmoins permettez-moi de vous dire que je n’enfourcherais pas le même cheval fougueux que vous pour combattre les moulins à vent et n’utiliserai pas la même véhémence. Si en littérature les mots ont un sens, en droit ils ont en sus, des effets et des conséquences. Ils n’admettent ni synonymes ni para-synonymes. Ils peuvent, dés leur prononcé, être constitutifs de délits et répréhensibles en soi. C’est pourquoi le premier reproche que je me permets de vous faire et d’ordre formel : la non maitrise des mots techniques que vous utilisez à mauvais escient. Mon deuxième reproche est relatif au fond de votre pensée. D’abord parce que vous semblez adhérer aveuglement à la déclaration du ministre de la justice garde des sceaux sur la formation des juges qui, me semble t-il, s’est dédouané aisément de la responsabilité de l’état dans lequel se trouve l’institution pour des raisons qui ne sont pas inhérentes aux juges. Chose que j’expliquerai plus tard. Ensuite parce que vous avez saisi l’opportunité de cette déclaration ministérielle pour faucher, d’un seul coup, deux corps qui ne sont pas tous pourris ; le corps des enseignants universitaires, auquel j’appartiens, et le corps des magistrats que je côtoies tous les jours, étant avocat, et que je connais donc mieux que vous, pardon de le préciser. Que les deuxièmes me permettent de me charger d’office de leur défense étant donné qu’ils ne le feront pas d’eux même puisque soumis à l’obligation de réserve. Quant aux professeurs « encadreurs de vos enfants » qu’ils le fassent par eux même ou qu’ils se taisent à jamais.
D’abord les mots
Imaginez que moi, enseignant de droit, formé uniquement en cette matière (ou un juge), je m’aventure à critiquer ou à disserter sur la chirurgie dentaire ou sur la mécanique cantique, sur la fission de l’atome ou sur le mur de planck. Aurai-je la maitrise nécessaire de la technicité des mots propres à chacune de ces disciplines ? Mes propos seraient-ils crédibles ? Aurai-je le droit de m’offusquer si on m’accuse de charlatanisme ?
On attribue à Einstein les paroles suivantes « La connaissance s’acquière par l’expérience, le reste c’est de l’information». Il voulait dire, je crois, que seule l’expérience d’une science, d’un métier ou d’un art ouvre le droit de dire. Quant à l’information, surtout quand elle est légère, elle n’est pas habilitante. Elle n’ouvre que le droit à écouter l’expérience parler, dans l’espoir de comprendre ce que celle-ci dit.
…quant à moi (et je crois tout juge) je reconnais que je n’ai aucune expérience de la chirurgie dentaire et que le peu d’information que j’ai de la rage dentaire ne me permet pas de juger le métier de dentiste ni l’enseignement de sa science.
Que voulez vous dire docteur Reffas quand vous écrivez « …un éclaircissement de droit qui ouvre le chemin pour un commentaire de droit aboutissant obligatoirement à une décision de droit donc de qualité ». Ou « la qualité des décisions de justice permet de faciliter l’accès au juge » ou encore « La justice c’est le droit… ». Ou encore que « Le magistrat est le symbole de l’autorité de l’état de droit et doit être aussi le porte parole de la société dont il est issu ». Ou encore que « La qualité de la décision de justice est une finalité ». Ou encore « …comprendre notamment la norme de droit créée d’une part par la jurisprudence et d’autre part par le temps nécessaire à apprécier les éléments du dossier constitutifs de la notion de la preuve ou du motif ».
Véritable capharnaüm. Véritable cacophonie. Phrases sans sens. Je ne réponds pas à tout, l’espace ne le permet point.Aucun connaisseur en la matière ne verrait, comme vous l’affirmez, de relation entre la qualité de la décision de justice et l’accès à la justice. Voulez vous dire, à contrario, que si la décision de justice est de qualité médiocre l’accès à la justice est interdit ? C’est absurde. Personne n’este en justice par plaisir ou gaité de cœur, qu’il soit demandeur ou défendeur, victime ou coupable. On y va contraint, sans faire de chichi en exigeant comme préalable une bonne qualité de la décision de justice. L’accès à la justice n’a rien à voir avec la qualité de la décision de justice. C’est une garantie constitutionnelle, assuré par les principes directeurs du procès (art 1 à 12 du code de procédure civile et administrative).
Affirmer que « le magistrat –tel que vous l’entendez de manière incorrecte- est le symbole de l’autorité de l’état et doit être le porte parole de la société » est juridiquement dénué de sens et va à l’encontre de la sacro-sainte séparation des pouvoirs. Vous faite du juge, sans le savoir, l’égale d’un député, d’un syndicaliste, d’un intellectuel (au sens que donne J P Sartre au mot intellectuel) et même un imam, puisque vous lui assignez le devoir de porter la parole de la société. Porter la parole de la société, ou une partie de celle ci, est, cher monsieur, un acte politique, interdit au juge au regard de son devoir d’impartialité. Au magistrat l’acte de magistrature, au souverain l’acte de souveraineté et au politique l’acte politique. Tel est du moins l’enseignement de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs que vous ne prétendez pas bouleverser j’espere.
La troisième manifestation de l’imprécision linguistique que je vous reproche est votre affirmation ex cathedra que « le juge est créateur de la norme de droit ». Par cette affirmation, et par enchantement, vous le profane, vous venez de clore un débat deux fois séculaire que doctrine et jurisprudence dans tous les pays de culture juridique latine n’ont pas pu clore, de PORTALIS, l’ancêtre père du code civil français, à GUY CANIVET, seulement hier président de la cour de cassation française, à MOTULSKY et MOLFESSY, deux autorités qui, quand elles parlent, on répond en chœur : La messe est dite.
Bravo l’artiste.
Je vous renvoie, pour être bref, aux dispositions de l’article 116 du code pénal qui qualifient de forfaiture et puni de 5 à 10 ans le magistrat qui s’immisce dans l’exercice de la fonction législative. Toute une histoire derrière ce texte. Toute une idéologie. Comprenez donc la démesure de vos affirmations. Sans l’épuiser, j’arrête là la critique du formel de peur d’ennuyer le lecteur outre mesure. Je ne m’y suis attardé que pour démontrer que si la forme vous échappe vous ne pouvez avoir aucune prise sur le fond. Et pour cause :
Ensuite les maux
Que le système judiciaire connaisse des dysfonctionnements cela est patent.
Que le juge soit le Pape infaillible, aux voies impénétrables, cela personne ne le prétend, et personne ne le souhaite.
En revanche bâtir le système judiciaire sur la présomption de faillibilité du juge, comme vous semblez le suggérer, populariser la critique du juge, du jugement et de la justice, comme vous semblez le souhaitez est d’une dangerosité telle que les anarchistes les plus dures ne l’ont jamais souhaité. Rappelez vous les dégâts qu’a engendré la démocratisation tout azimute des années 90. Quel pays au monde, y compris les grandes démocraties, accepterait de soumettre le juge au jugement de ceux la même qu’il a jugé ? Qui dans ce cas est le véritable juge ? Que resterait-il du respect du à la justice?
Votre référence aux articles 147 du code pénal algérien et 434 du code pénal français est juste mais ne vous arrêtez pas au sens littérale des textes. Cherchez, comme dirait Montesquieu l’esprit de ces textes et demandez vous pourquoi des peines si lourdes pour le discrédit jeté sur les décisions de justice. La pénalisation du discrédit de la justice est à mon avis le corolaire nécessaire de la vérité juridique que tous les systèmes de droit accordent aux jugements. Il y va de l’autorité de la chose jugée ; Tant qu’un jugement n’est pas réformé par voie d’appel ou cassé par la cour suprême, il constitue une vérité juridique et est susceptible d’être exécuté par la force publique même s’il n’est pas juste et même s’il n’est pas conforme à la loi. C’est le prix nécessaire à payer pour que la justice ai un sens.
Ceci dit, chez nous comme chez les autres, dans les amphithéâtres et dans les salles de TD, dans les cours d’appel et la cour suprême nous ne faisons que critiquer et discuter les jugements et les arrêts, mais sous l’habillage scientifique et professionnel que permet explicitement le texte du code français et implicitement le texte algérien et sous les appellations savantes de commentaires d’arrêts et moyens d’appel ou de cassation. Et je peux vous témoigner, en tant que universitaire et avocat, que durant un quart de siècle d’exercice jamais je n’ai vu un enseignant ou un avocat inquiété pour avoir discuter un jugement.
Vous avez pris pour vérité biblique la déclaration du ministre de la justice mettant en cause la formation des juges et vous en avez fait un syllogisme pour déclarer, en gras, votre sentence sans appel et sans circonstances atténuantes : L’un juge, l’autre enseigne et le peuple subit. Vous parliez du juge et de l’universitaire.
Ahurissant.
Escaladons les hauteurs, si vous le voulez bien, pour ne pas nous contenter de voir seulement le bout de nos nez et pour voir au-delà de ce que cache l’arbre (la déclaration ministérielle) ; je veux dire les contraintes abyssales que subissent les juges au quotidien et qui constitueront, tant qu’elles persistent, l’obstacle majeur à la justice de qualité que nous appelons tous de nos vœux (la foret amazonienne).
D’abord quelques chiffres(les plus frappants) puisés des statistiques officielles du ministère de la justice :
En 2000 les affaires inscrites au rôle de la cour suprême étaient 57054. Les affaires jugées 20494 et 36560 restées en stock. En 2012 les affaires en stock étaient au nombre de 276317 dont 55310 jugées et 221OO7 restées en stock pour l’année 2013 qui a enregistré 70000 nouvelles affaires selon Mr DIB ABDESSALEM président de la chambre commerciale et maritime. 118 magistrats étaient en charge de ces dossiers en 2000, avec une moyenne mensuelle de 15 dossiers par juge. En 2012 ils sont de l’ordre de 149 hauts magistrats avec une moyenne mensuelle de traitement de 34 dossiers par magistrat.
Constatez donc l’augmentation vertigineuse du nombre des dossiers en souffrance depuis l’année 2000 à l’année 2012. De 36560 à 221007. Une multiplication par 6 en 12 ans.
Conclusion dramatique :
Sclérose à la cour suprême .Problème systémique insoluble. Comparez ces chiffres avec ceux de la cour de cassation de France, pays dont la population est de 65 ,7 million d’habitant (soit presque le double de la population algérienne) : Pour l’année 2004, 29908 dossiers en stock. Les nouveaux dossiers 21905. Les dossiers jugés 23539 soit un nombre de dossiers restant de 6369 dossiers. Chiffre insignifiant par rapport aux 221007 dossiers en attente au niveau de notre haute cour. Voila donc deux pays de la même culture juridique, l’un copiant l’autre. Pourtant là-bas un flux de dossiers régulé et maitrisé. Ici un véritable tsunami.
Par la magie de l’internet il vous est possible de consulter les statistiques de chaque tribunal et chaque cour du pays. Je vous conseille de les consulter vous allez tomber des nues.
A qui incombe la responsabilité de cette situation ? Le juge l’engendre t-il ou la subit ? Que peut faire un juge prodige recruté avec 19 de moyen au concours d’accès à l’école de magistrature, écrasé par le poids des dossiers et les impératifs des statistiques et obligé parfois à siéger dans plusieurs sections ou plusieurs chambres parfois au tribunal et à la cour et , le comble, au tribunal administratif et à la cour d’appel. Je sais de vous que vous êtes impliqué dans la vie associative. Cela vous honore. Vous savez donc forcement que la justice est le réceptacle de tous les maux sociaux. La délinquance juvénile, la drogue, des infractions les plus banales aux crimes les plus crapuleux, les effritements de familles, les cupidités mercantiles, les conflits fonciers et les injustices sociales, bref, la déliquescence sociétale. Tout cela finit par prendre un numéro de rôle dans les tribunaux. Si ces maux étaient résolus en amont tout le monde en profiterait, y compris la justice.
D’autres solutions techniques sont possibles. L’étude comparative spécialisée permet de les découvrir. J’en ai une petite idée.
C’est mon travail. Je me ferai un plaisir d’en discuter avec vous.
Je conclus que nos juges dans leurs extrêmes majorités sont des personnes honorables. Ils travaillent sous les contraintes que j’ai essayé d’expliquer avec les moyens mis à leur disposition. Ils sont comme la majorité des algériens d’origine humble. Ils connaissent les soucis quotidiens de tout le monde et habitent, dans leur grande majorité dans les quartiers populaires. Que deviendraient-ils s’ils devenaient une oligarchie, recrutée à l’âge de puberté, isolée pendant des années de la société, abreuvée à satiété d’un sentiment de supériorité et d’élitisme ? Des étrangers pour nous. C’est peut être à cela que conduirait la reforme de la formation des juge annoncée par le ministère de la justice, que vous avez pris pour vérité coranique et qui vous a permis de faucher tout le monde . Heureusement que vous n’êtes pas juge.
DR MEKIDECHE. A
Enseignant universitaire et avocat
* Le titre est de la Rédaction (tiré du texte)