Cela s’est passé il y’a deux ou trois jours, autour d’une table, lors d’une rencontre inopinée avec un groupe de collègues que j’avais perdu de vue depuis longtemps et dont certains ont été forcés de partir à la retraite.
M’adressant au plus proche d’entre eux :
-On m’a dit que tu es en retraite depuis peu.
-Que veut-tu? à 70 ans, j’y étais forcé. Pourtant je me sens assagi, les neurones intacts et encore productif intellectuellement. Mais mon collègue ministre, qui est pour rappel plus vieux que moi, voit les choses autrement. Il a décrété que je suis désormais stérile et que je tombe sous le coup fatal d’une présomption irréfragable de sénilité qui efface tous mes acquis et qui rend vaines mes 40 années d’expérience
– Plutôt mort que stérile !
-Quoi?
-Oui, te voila mort. Par décret, tu viens de le dire.
L’ami n’a pas aimé mon humour. Il avait raison, je reconnais avoir manqué de finesse, vu la circonstance. J’aurais pu dire autrement ce que je pense sérieusement de la retraite chez les travailleurs de l’esprit.
Contrairement à mon collègue, le défunt Kandsi, notre grand artiste local, avait le sens de l’humour et de l’auto-derision. À lui, la vie dure a appris à faire contre sa très mauvaise fortune d’artiste bon cœur. Quand on lui demandait ce qu’il était devenu depuis qu’il avait cessé d’être actif, il répondait, non sans ironie , راني موت قاعد « je meurs assis ».
Venant de la part de ce vieux troubadour qui avait longtemps et partout roulé sa bosse, cette pique, adressée aux « dieux » impuissants et inaccessibles qui nous commandent, avait la valeur d’une révolte contre l’état dans lequel la retraite réduit les seniors dans une société qui les prive de tout après qu’ils aient épuisé leurs vies à la servir.
Mais par-delà l’humour et la révolte, la retraite est belle et bien une mort. Certes elle n’est pas une mort biologique (qui généralement ne tarde pas à suivre), mais elle est une insupportable mort professionnelle et sociale.
On peut en effet comparer la vie active à la vie biologique et, par conséquent, la mort professionnelle à la mort biologique pour en tirer quelques enseignements.
La vie professionnelle connait, comme la vie biologique, quoique sous une forme différente, les mêmes étapes que sont la naissance, la croissance et le dépérissent. La naissance professionnelle serait le recrutement, la croissance serait l’évolution dans la carrière, et le dépérissement serait l’usure qui se conclut par le départ en retraite.
Quant à la mort professionnelle elle serait aussi, comme la mort biologique, plus qu’un corps qu’on enterre, « une disparition du mort du souvenir des vivants ». Ces vivants étant pour le retraité les gens avec qui il a travaillé et ceux qu’il a côtoyé et servi dans le cadre de son activité professionnelle.
L’assimilation de la vie professionnelle à la vie biologique et de la mort professionnelle à la mort biologique peut être poussée plus loin encore et conduire à penser l’au-delà de la retraite comme on pense l’au-delà de la mort. C’est-à-dire se questionner sur le sens de l’immortalité professionnelle.
Dans son roman » L’immortalité », Milan Kundera rappelle que la mort ouvre l’accès à l’immortalité et il affirme que face à celles-ci les gens ne sont pas égaux. De là il distingue « la petite immortalité » de ‘la grande immortalité ». Il entend par la petite immortalité LE SOUVENIR D’UN HOMME DANS L’ESPRIT DE CEUX QUI L’ONT CONNU et par la grande immortalité le souvenir d’un homme dans l’esprit de ceux qui NE L’ONT PAS CONNU.
On a tous dans l’esprit le souvenir du père, de la mère, d’un parent, d’un ami, d’un maître, d’un camarade, d’un collègue, ou d’un bienfaiteur, des gens plus ou moins proches qu’on a connu. Ceux-là sont pour nous des immortels tant qu’ils restent dans nos souvenirs. Mais ils meurent définitivement de notre mort ou de notre oubli ou de notre ingratitude. Je qualifie cette immortalité d’immortalité RELATIVE
On a tous aussi dans l’esprit le souvenir d’un prophète, d’Averroès, de Socrate, de Platon, de Voltaire, d’El Moutanabi, de Goethe de Beethoven, d’Oum Kelthoum, de Napoléon et l’Émir Abdelkader. Ceux-là on ne les a pas connu, mais nous nous les oublions pas, ni nous, ni ceux qui nous ont précédé, ni ceux qui nous succéderont. Ils dépassent l’esprit des hommes pour appartenir à la postpostérite. Cette immortalité je la qualifie d’immortalité ABSOLUE.
Je résume ce qui précède dans la règle suivante: la petite immortalité ne dure qu’un temps, mais la grande traverse les âges et dure tout le temps. Et je reviens à mon collègue retraité pour :
1- Constater, qu’au-delà de son cas personnel, tous les universitaires sont, par la force des choses, des immortels au sens ou Milan Kundera le rappelle.
2- Me demander combien d’entre eux sont des petits immortels et combien sont des grands par la force du rayonnement de leurs esprits ?
3- conclure que la mort professionnelle, pour les petits immortels est une nécessité pour que se régénère le corps, et qu’elle n’est dramatique que quand elle touche les grands immortels. Or il est légitime de se demander si l’université algérienne a produit suffisamment de grands immortels, dignes du temple de la gloire et dont la disparition puisse menacer la société dans ses équilibrés. N’est-ce pas là que réside le mal mortel qui nous frappé?