À quatre vingt ans bien tassés, Oncle Hamou n’avait presque rien perdu de sa superbe d’ancien défenseur central de L’USMO. Sa haute stature avait certes escamoté quelques centimètres, mais un air de jeunesse constante lui tenait compagnie. Avec sa tête chenue et son héritage africain, il ressemblait étrangement à l’acteur américain Morgan Friedman qui avait si bien incarné Mandela dans Invectus.
Oncle Hamou, se levait tous les jours matin, se rasait avec application à l’aide d’un rasoir de garçon coiffeur qu’il maniait encore avec dextérité, accomplissait sa prière , et engloutissait trois tartines beurrées, noyées dans du café si corsé qu’il aurait réveillé les morts. Ce rituel immuable précédait sa mission du jour; aller au marché couvert, à deux pas de son domicile et réputé être l’un des moins chers de la ville, pour lester son couffin de légumes savoureux mais rabougris, et de quelques fruits dont l’arôme avait expiré. Le couffin de Ammi Hamou n’accueillait viande, volaille ou poisson qu’en de très rares occasions qui se raréfiaient tant les prix s’affolaient.
Faire le marché , l’empêchait de devenir un vieil homme négligé,car il avait la religion des vieux Oranais, celle qui gardait l’habitude d’une conventionnelle élégance et le plaisir de la conversation. Ce rituel tout autant corvée que plaisir, se transformait de plus en plus en angoisse du couffin difficile à remplir, même en ne se contentant que des produits de première nécessité. À la mort de sa femme, il avait accueilli chez lui son fils cadet Habib, la femme de ce dernier. et ses deux enfants.
Un loyer qui avait raison de la moitié du salaire du fils,modeste fonctionnaire, tombait comme un couperet chaque mois et plongeait la maisonnée dans la précarité alimentaire et l’angoisse de voir débarquer un invité qui s’annoncerait sans crier gare, sans réaliser que les temps avaient changé’ « Times are changin » le prévoyait déjà l’oracle Dylan.
Oncle Hamou avait fait taire les réserves des ses autres enfants avec la sentence du patriarche dont il est inconvenant de discuter les décisions. « Vous avez tous de meilleures situations, fait de meilleures études et vous vous êtes élevés socialement en vous mariant dans le beau monde. Habib n’est riche que de son cœur d’or, et Dieu a éprouvé sa foi avec ce fils malade et si affectueux ».
Pour ne pas être inique, et compromettre ses chances de salut éternel, il avait néanmoins réparti entre eux, une coquette somme d’argent, geste qui avait siphonné les économies de toute une vie.Sans regret!
Ces derniers temps, Oncle Hamou avait l’œil creusé et les traits tirés par l’insomnie à cause de ce maudit couffin qui le narguait dès le réveil. Il se rappelait son père, cet homme orgueilleux, capable de loger et d’entretenir parentèle proche et lointaine, de sorte que jamais il n’avait vu le salon de la maison qu’ils habitaient alors, vide. Par contre, il se rappelait les enfants se vautrant sur les matelas, et les hommes buvant le thé à la menthe alors que les femmes faisaient des aller-retours répétés de la cuisine au salon , semblables à une noria industrieuse de fourmis pour déposer plat après
plat. « Nous sommes une grande tente, Kheïma kbira » avait l’habitude de dire son père quand on lui faisait remarquer qu’il s’échinait à complaire à des gens intéressés qui tourneraient casaque au moindre coup de vent.
À cette époque là, le père de Si Hamou, franchissait le seuil de son domicile, le poids courbé sous l’opulence de plusieurs couffins, regorgeant de victuailles.Souvent Hamou et son frère aîné Boualem étaient requis comme porte-faix car leur père s’arrangeait toujours pour laisser le couffin le moins lourd au malheureux gamin qui tirait quelque ressource de cette activité.
‘ Times are changin’!
Dans un pays qui s’était cru riche et qui devrait vouer une gratitude émerveillée aux entrailles de son sous-sol,peu de personnes travaillaient à le nourrir. Dans ce pays, remplir le couffin devenait supplice et mission impossible pour les plus humbles. Il aurait aimé être médecin pour être au chevet des tiraillements de sa patrie et son couffin presque vide lui disait qu’il fallait s’inquiéter de sa vulnérabilité.
Pour tromper l’angoisse du couffin à remplir, on parle religion, politique, football, ou plutôt, on ne parle plus. on se lamente devant les coquetteries de la pomme de terre qui joue les divas en disparaissant des jours entiers et l’on est prêt à l’émeute pour conjurer le départ précipité et définitif de la
banane.
Des jeunes et des moins jeunes, hommes et femmes minés par l’angoisse du couffin, rêvent d’eldorados mythiques, alors que l’Occident est si peu enclin à les accueillir. Un monsieur Trump, je crois que c’est son nom exige de son pays qu’il fasse du patriotisme économique et du protectionnisme intelligent. Mais nous n’avons rien à protéger car nous ne fabriquons rien. Nous ne produisons rien. On s’est réjoui de la révolution moderne à laquelle nous ne contribuons que comme ventre à rassasier. Désarmés moralement, nous faisons commerce du religieux, nous travestissant, nous expurgeant de nos accointances d’origine, devenus non pas société mais collections d’individus confrontés à l’équation du couffin.
Ce jour là, Oncle Hamou fit une infidélité à son marché habituel et s’aventura rue des Aurès que tout le monde continuait à appeler rue de la Bastille.Il espérait tomber sur des étals que ne courtisent que les bourses modestes ou des prix de fin de marché ,mais les prix affichés le firent transpirer. Oncle Hamou se découvrit taiseux, peu enclin à prolonger les conversations. L’Empereur Marc Aurèle aurait pu résumer son état d’esprit:
« Tout ce que nous entendons n’est qu’une opinion, pas les faits. Tout ce que nous voyons n’est qu’une perspective, pas la vérité ». Est-ce que c’était mieux avant?
Retombons en enfance et demandons à notre imagination de falsifier nos souvenirs.
Oncle Hamou, se fit l’effet d’être Don Quichotte sans destrier; il épongea son cou avec un mouchoir blanc immaculé et jeta son couffin comme on jette un sac plastic pour souligner l’éphémère du quotidien qui tue..
Al-HANIF