Ce n’est pas sans scrupule que l’on aborde des « témoignages » dans cette rubrique dont on connaît déjà le terrain d’étude qui est la région de Sidi-Bel-Abbès. Les éclairages qu’ils apportent peuvent être précieux pour l’historien pour vu qu’il les utilise avec un esprit critique. En effet, beaucoup d’encre a coulé au fil des ans à propos de rapatriement et de rapatriés.
Apparemment, la démarcation commence dans cette année fatidique de 1961 ou peut-être bien avant ? A juste titre, ce qui nous captive le plus dans ce lundi et d’une manière indéniable c’est le livre de Mireille Nicolas qui est un témoignage imposant d’une famille sur la ville de Sidi-Bel-Abbès : De ma terrasse d’Ibn-Khaldoun, lettres d’Algérie 1961-1964. Paru d’abord dans
les éditions Le Manuscrit en 2003. Ensuite repris par la célèbre édition l’Harmatthan en 2018. Dont, j’ai eu le sort heureux d’avoir un exemplaire le 29 avril 2018 dédicacé par notre éminente professeure Mireille Nicolas lors de son invitation officieuse au séminaire grand-public organisé par Pr Karim Ouldennebia au campus de la faculté SHS de l’Université Djilali
Liabès de SIDI-BEL-ABBES, avec la participation de Driss Reffas, Aek Hanni, Ahmed Khiat et Mohamed Reffas (photos).
Mireille Nicolas, Professeure de Lettres modernes certifiée d’une grande qualité. Romancière, mais aussi spécialiste de l’Ethnologie qui s’intéresse à l’histoire des peuples. Ces écrits sur Haïti incarnaient déjà l’esprit de philosophie créatrice et explicative fondée sur des faits historiques de l’histoire d’un peuple qui avait beaucoup souffert comme le peuple Algérien. On comprend alors, pourquoi elle avait toujours posé son expérience vis-à-vis des problèmes des différentes sociétés extra-
européennes des pays quelle a connue dans sa carrière comme : L’Algérie, Haïti, Mexique, Polynésie, Antilles et autres.
Pour qui s’occupe d’études historiques. Son livre est indispensable, d’abord à l’évocation du mythique quartier El- Graba, ainsi qu’à la période charnière des derniers mois de l’Algérie Française et les premiers moments de l’indépendance. Nonobstant, et en dépit de tout cela, ce livre soulève aussi le terme mystérieux de « pied-noir » ! Qui est, on le sait, un terme construit à postériori et d’origine incertaine. Certains, parlent d’une invention, autrement dit, cela est tout à fait logique puisqu’on ne sait pas très bien l’origine de cette appellation. Nous nous contenterons seulement de tirer l’explication que semble nous offrir d’elle-même tout le mouvement du changement historique que nous décrit ce livre. Comme le fait que
la mère de Mireille mit son existence en péril pour venir au secours d’un « musulman » victime d’une agression. Ou, lorsque les Nicolas s’engagent à acheter la poudre de lait et les médicaments pour les résidents du quartier El-Graba. Aussi, cette famille s’est attachée à rester neutre malgré tout le poids de cette guerre.
En plongeons dans ce livre, on découvre un authentique témoignage, d’abord d’une famille, mais aussi de celui d’une ville typiquement coloniale. Alors que notre pays vivait ses derniers mois sous domination Française. Le livre étale 220 lettres au total en trois séries classées chronologiquement. Ainsi, on dirait bien que tout ce livre a été écrit pour les historiens.
Mireille, avait produit une œuvre où l’histoire aurait toujours sa place. Non seulement, elle a vu cette « histoire en marche», mais elle a aussi refusé d’être présentée comme historienne dans sa définition stricte. J’exhorte le lecteur à suivre ces extraits de lettres que j’ai choisi sciemment pour cette circonstance très favorable.
Sidi-Bel-Abbès, 01 novembre 1961 : Il est 7h du soir, le quartier (El-Graba) a été bouché par un rouleau de barbelé. Il y a eu grève. Au poste (la radio), le bilan des manifestations a été de trente morts et soixante blessés. Ici, pas de manifestations tout est gardé. Maman est entrain de faire la soupe et moi je te dis : A bientôt (Ta sœur Annie).
Sidi-Bel-Abbès, 18 février 1962 : Le temps file à une allure d’époque. Il a pris les nouvelles unités de mesures. Mme Abbas
(La concierge), comptait ce matin les jours du ramadan écoulés et parlait de la fête de l’aid. Tu as dû lire les journaux, les intérêts maintenant se dévoilent et certains ont peur de ne pas être à la table du partage. Déjà le Maroc et la Tunisie parlent de parts. Je t’embrasse de tout mon cœur (Ton Papa).
Sidi-Bel-Abbès, 28 Avril 1962 : A Bel-Abbès, de nombreux incidents ont fait entre mercredi et jeudi14 morts. Ma poule chérie, ne crains rien pour nous. Nous sommes toujours entre les deux communautés et je ne crois pas que l’une ou l’autre fasse quoi que ce soit. Je reste très calme au milieu de la tempête. Sois sage, ne te mêle pas de politique. Ta Mamounette. (Ta
Maman).
Sidi-Bel-Abbès, 22-27 Mai 1962 : Le Bac est supprimé. Les garçons et les filles partent en France passer le Bac. Tu parles des frais pour les parents, une collecte est organisée à Sidi-Bel-Abbès pour un séjour de 21 jours. L’école est fermée et je suis en « congé illicite ». De nombreuses personnes du quartier (El-Graba) manquent de médicaments. Aussi, nous sommes obligés d’aller en ville et rapporter lait en poudre pour les bébés et médicaments pour les pauvres gens qui souffrent. Toute la matinée
Madame Abbas a regardé de la terrasse l’arrivée de la force locale à Dar El-Asekri composée de tirailleurs musulmans et quelques soldats métropolitains du service national. Je t’embrasse. (Alex – Ton Papa).
Sidi-Bel-Abbès, 03 Juin 1962 : Aujourd’hui dimanche, l’École est envahie par la population musulmane. Ils font la chaine pour s’inscrire sur les listes électorales. Je t’embrasse (Ta Maman).
Sidi-Bel-Abbès, 07 Juin 1962:Une fusillade a eu lieu dans la rue Lavigerie (El-Graba) une fois que nous étions déjà rentrées .Je me garde de mentir. Deux types de l’A.L.N étaient armés et avaient tiré les premiers sur les passants du bd Verdun. (Ta Maman).
Mireille arrive à Bel-Abbès (Aéroport Es-Sénia).Sidi-Bel-Abbès, Juin 1962: Ma mère et Annie ont préféré venir m’attendre en train. J’ai été surpris du changement. Les onze écoles de Bel-Abbès brulées, l’hôtel des finances noirci. Ce qui m’a le plus touché, c’est l’incendie de l’école Gaston Julia, sa directrice ma tante, elle rentrait chez elle quand un gamin s’est rapproché : « Déménagez Madame, l’O.A.S va bruler votre école ». Vous pensez bien quelle n’en a pas eu le temps. Les inscriptions de l’O.A.S sont partout. La ville est presque vide. Vous savez qu’on disait la ‘ville’ pour les quartiers Français. Nous, c’est le village nègre ou quartier Bugeaud. Un hélicoptère lance des tracts. La force locale a installé un fusil mitrailleur sur la terrasse
d’Ibn-Khaldoun. (Mireille).
Sidi-Bel-Abbès, 01 Juillet 1962: Ces idiots de l’O.A.S continuent leurs exactions à Oran, ils brulent. Mauvaise nouvelle aussi à Sidi-Bel-Abbès la maison de jeunes a été brulée. Je n’en continue pas moins à trouver ignoble, ce désir de bruler ses bien avant de partir. Aujourd’hui, c’est l’application du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Des bureaux de vote dans chaque quartier. Les Européens à la mairie(votent). Ce matin des journalistes et des photographes sont venus. (Mireille).
Sidi-Bel-Abbès, 19 Octobre 1963 : Que te dire ? Te parler des nouvelles entre le Maroc et l’Algérie .Nous assistons aux départs des volontaires pour les frontières. Devant Dar El-Asekri, des grappes humaines s’accrochent. Des femmes viennent accompagner leur mari, leurs fils. Les femmes ont applaudi et ont poussé des youyous pour les encourager. A l’instant, on
vient d’annoncer que la ligue arabe décide d’intervenir. Hassan II et Benbella sont d’accord. Je te quitte. (Ta sœur Annie).
Sidi-Bel-Abbès, 07-18 Mars 1964 : A la maison, on a vendu le piano à 30000 franc. [Je me demande qui l’a acheté ! Et ce n’est pas rien, n’est-ce pas ? ] Chez Papa 12 des 13 instituteurs partent. M. Guyon va certainement avoir la direction de l’école Carnot. M. Azza, proviseur d’El-Djala est nommé prof à la faculté d’Alger. Que vais-je te raconter au sujet de Bel-Abbès et de
l’Algérie ? Pendant que Benbella fait la cour à Tito. Ait-Ahmed essaye de bouger. Il est venu mercredi à dix heures du soir à Bel-Abbès et il est reparti à 5 h du matin. Le terrain glisse sous ses pieds de plus en plus. Les Européens, eux, préparent leur départ pour la plupart. Je t’embrasse ma Mimouchka (Ta Mamounette-Maman).
Sidi-Bel-Abbès, 09 Mai- 05 Juillet 1964 : Ici, tous les Bel-Abbéssiens savent que nous partons…Benbella lève une armée deaine. Ait-Ahmed, lui donne du fil à retordre… Il est temps de partir. (Ta Maman).
Ce ne sera que cinquante six ans plus tard, au printemps 2018 que Mireille Nicolas, revient de nouveau de France pour nous rappeler énergiquement qu’elle n’est pas venue à Sidi-Bel-Abbès pour réhabiliter le prétendu joli temps de l’Algérie Française ou l’illusoire époque de l’Algérie heureuse. Mais, bien plutôt pour dénoter que seulement une catégorie d’anciens
Français d’Algérie était devenue des « pieds noirs » par truchement. C’est-à-dire par rapatriement. Elle tient beaucoup à cette définition. Voilà ! Une thèse assez intéressante. Autrement dit, les pieds noirs ne constituent pas une population homogène. Sur le fond, je la comprends et j’essaye d’expliquer son affirmation. D’ailleurs, les Français d’Algérie aussi et on le savait déjà ne constituait pas une homogénéité. L’historien Benjamin Stora constate à ce sujet que l’histoire de ceux qui sont restés en Algérie n’a pas encore été écrite. Mireille, accorde un grand intérêt depuis toujours l’école Ibn-Khaldoun. Dans une correspondance, elle m’avait écrit : « L’esprit de cette école reste un phare pour moi, ce sont mes parents qui m’ont inculqué
tout cela ». Ma mère, ajoutait-elle dans un autre email : « m’a souvent dit : Je ne vous ai pas élevées en Pieds-Noires ». On le voit bien. Ainsi, la pure bienveillance revient aussi au couple Madame et Monsieur Eleanor et Alexandre Nicolas, d’avoir affiné une éducation adéquate et juste à leur fille bien aimée. Mireille Nicolas, ne se définie pas comme une « pied-noire ».
Pour ainsi dire, être Pied-noir, nous dit-elle : C’est donc d’une part, appartenir à la catégorie des citoyens français en Algérie ; et d’autre part avoir quitté le pays au moment de son accession à l’indépendance, donc essentiellement en 1961 et 1962. La famille Nicolas avait choisi de rester. Toutefois, en juillet 1964, il fallait bien partir. Les Historiens, eux avaient semble-il déchiffré le message. Mais pas tous malheureusement.
Pour aller vite, on pourrait dire que cette littérature « témoignage » dont les historiens s’en méfiaient et s’en méfient toujours. Connait aujourd’hui une grande considération avant que d’intéresser les universitaires même si des spécialistes de littérature se sont penchés sur elle avant les historiens. Les Sciences auxiliaires de l’Histoire, comme l’Ethnologie, Sociologie,
Linguistique, Anthropologie…devraient s’intéresser d’avantage à cette question d’écriture de l’Histoire d’Algérie. Mireille Nicolas, le dit si bien dans son livre: « L’Ethnologie m’a sauvé la vie ».
Retour aux années d’indépendance à Sidi Bel-Abbès. Par AL-MECHERFI, lundi 13 avril 2020.