Lorsque l’on est né de sexe masculin en Absurdistan, on se prépare aux épreuves de la vie du berceau au linceul. Nous ne les craignions pas. Les belles saisons nous dilataient les bronches et l’été semblait faire couple avec un printemps presque éternel. Devenir homme passe tout d’abord par l’épreuve de la circoncision qui donnera à chacun l’occasion de surmonter sa peur en sacrifiant au douloureux rite de passage qui vous bannit de l’insouciance . Je crois que le jeune garçon pleure surtout son expulsion du paradis de l’enfance, sa proximité avec l’univers féminin fait de caresses maternelles et de réprimandes, de compliments et de punitions qui ne durent jamais longtemps, de bains pris au hammam dans un halo d’irréalité. Le passage par la circoncision vous arrache à ce monde mystérieux et redouté pour naître à la vie d’homme. Plus tard, du moins pour les gens de cette génération , une épreuve autrement plus inquiétante passait par la conquête d’un précieux sésame, de la clé magique qui ouvrira des portes mirifiques ou cantonnera certains dans des haltes forcées, passagères ou définitives. Le baccalauréat en ces temps-là sanctionnait la naissance d’une vraie aristocratie du savoir convaincue de sa bonne fortune et s’interrogeant sur l’étage auquel l’ascenseur social s’arrêtera.
Chafik, surnommé Guilano Gemma à cause de sa forte ressemblance avec l’acteur Italien qui faisait résonner son colt dans des westerns spaghettis peu comestibles, leva timidement un doigt. Tous les regards se tournèrent vers lui, surpris. Chafik était le garçon le plus doux et le plus timide que la terre d’Absurdistan ait porté. A l’estrade, carré derrière son bureau, la mise soignée, la chevelure lustrée, se trouvait Le Professeur G…, l’ogre craint entre tous.
Professeur agrégé et anarchiste de droite, il avait tenu à enseigner dans ce lycée Algérien alors que le lycée Français de la ville le courtisait sans relâche.
Son nom qui associe souvenirs d’effroi rétrospectif et respect absolu vient instantanément à tous les élèves dont certains sont devenus généraux ou professeurs de médecine reconnus.
» Qu’est-ce qu’il y a jeune homme?‘
Un filet de voix, étranglé devant sa propre audace, finit par murmurer:
-« Je voudrai aller en permanence pour réviser mes maths monsieur. »
– Ah bon? Quelle était ta note avec moi? »
» un sur vingt monsieur. »
– » Et bien tu sera augmenté. Tu aura deux mais je refuse que tu quittes la salle. tu es le seul blond de ma classe et ton départ ruinera la perspective. »
Pourquoi diantre ce souvenir si lointain surnage t-il avec tellement
de précision? Cette année là, tous les élèves de la classe terminale eurent leur
baccalauréat-sésame et trois d’entre-eux furent distingués par des
mentions, les seuls dans toute l’académie. Cette réussite exceptionnelle valut au proviseur une promotion exceptionnelle: il devint Doyen de l’université.
Le professeur G…. tira de ces résultats une fierté plus grande que les récipiendaires et alla narguer ses collègues du lycée français dans leur belle enceinte toute proche du front de mer. Des nuages de nostalgie assombrissaient le visage solaire de notre condisciple Chafik à intervalles réguliers. Longtemps , j’avais crû qu’ils étaient dus à la terreur de l’échec et au courroux d’un père que je savais despotique et puissant.
L’année scolaire s’écoula rapidement dans l’attente de la terre promise et par une bizarrerie inexplicable, je ne peux qu’évoquer la magie du tableau noir et la promptitude avec laquelle laquelle Chafik et Samir, largués dans beaucoup de matières se montraient si prompts et curieusement doués pour les mathématiques. Leur rapidité à résoudre des énoncés tortueux nous émerveillait, même si l’on se rassurait de tenir notre revanche dans nombre de
disciplines. Sans le vouloir, je fus le témoin du secret de Chafik. A chaque sortie, car il était interne, une femme drapée dans un haïk immaculé venait l’attendre pour échanger quelques mots et lui glisser dans les mains un billet froissé. Il finira par m’avouer qu’il s’agissait de sa mère répudiée pratiquement à sa naissance qui avait retrouvé sa trace. Tout indice de son existence avait été gommé dans la maison du père tout puissant. Mère et fils vivaient ces moments fugaces comme une parenthèse enchantée et éphémère, terrifiés à l’idée que leur secret soit éventé.
Je ne revis Chafik que quelques années plus tard et par le plus grand du hasard.
Mon vieux complice se tenait devant moi, sanglé dans son bel habit d’officier de gendarmerie. Il était instructeur à Sidi-Bel Abbes et deux étoiles luisantes ornaient ses épaulettes. La prise de poids excessive et le regard éteint m’inquiétèrent au plus haut point.
« J’ai peur de me raser. Je vois mon visage coupé en deux dans le miroir » me livra-t-il en confidence en tournant d’un air absent sa cuillère dans la petite tasse de café pour diluer un morceau de sucre.
J’eus un pressentiment terrible et un mot s’imposa à moi: schizophrénie!
Un ami commun m’apprit au téléphone sa disparition, la trentaine à peine entamée.
» Tu sais pour Chafik? »
Pourquoi mon lieutenant?
AL HANIF