VIE DE CHÂTEAU POUR LES CRIMINELS(II): “EL H’NECHE,”

Belliqueux-né, grincheux, personne n’aurait parié un sous qu’un jour ce morveux ferait de sa chienne de vie quelque chose de bon. La langue acérée, le bras pendu tel un orang-outang, il râlait et cognait tout le temps. C’était chez lui naturel. Sa seule passion, son seul savoir-faire. Pour l’avoir longtemps connu, le maitre d’école voyait en cette cervelle en panne perpétuelle un cas désespéré, la pertinence de la théorie de la sélection naturelle.
Il répétait à qui voulait l’entendre qu’on ne peut faire d’un singe un savant et que ce canasson ne sera jamais un cheval de course, que la nature l’emportera sur sa persévérance inutile de maitre. Aucun espoir. Né bête, c’est une damnation, il le restera toujours. Et la nature eut raison : El H’nèche fut chassé de l’univers du savoir, coups de pieds aux fesses, tôt, à l’âge de douze ans, pour aller voir ailleurs si la chance lui sourirait. Il ne sera pas savant. Il n’en a cure. La génétique le sauvera. Son père, escroc, buveur, menteur, voleur compulsif, illettré et amoral, ne s’inquiéta guère de son destin immédiat. Sans se rendre compte, ce père était en avance sur son temps et celui de Si Boumediene. La formation qu’il faut au rejeton c’est lui qui la transmettra. Il croyait à sa bonne étoile et cette croyance lui suffisait. A sa manière il était visionnaire. Comme s’il avait senti, plutôt que les autres, le vent tourner. A quoi bon l’école, à quoi bon le savoir ? Pour vivre décemment ? Pour commander ? Voyez “ l’karyines”  disait-il. Que de temps perdu pour si peu. Sa devise était « seyabe tekçabe ». Il abandonna El H’nèche à son sort. A la rue.  A l’école de la vie dans le microcosme algérien. La vie aux règles nouvelles. Sa rentrée dans « l’autre monde » ou il a été éjecté, commença par une rapine : Une brebis qu’il vola et céda à son père à un prix vil. Avec ce prix il acheta une flute (gasba), car il aimait faire la fête et vénérait cheikh boutayba et chikha jenia dont les chansons accompagnèrent l’ascension. A quinze ans,  il fait sa première traversée des frontières. C’était si excitant, si rentable. Le doigt dans le nez. IL en prit. Il y trouva sa piste de salut. Son trafic débuta avec le commerce halal: pantalons Jeans, montres quartz et chewing-gum clark’s. Sans risques. Il lui suffisait de traverser, de nuit, quelques kilomètres, pour trouver, dés l’aube, l’Algérie en manque, venue à lui par autocars, qui l’attendait à Zouia, impatiente et dépensière. A sept heures du matin c’était fini. Et à Maghnia ou Tlemcen, la belle vie. A Tafna, le dortoir. Mais plus âgé, il trouva ennuyeux et maigre ce commerce de mauviette. Tel un accro à la drogue il en voulait plus. Plus de risque, plus d’argent, plus de joie et de plaisir charnel.
La loi de l’offre et la demande devint de plus en plus favorable au trafic de la drogue, et le marché juteux : La crise financière dévastatrice, La jeunesse désœuvrée et perdue qui ne pense qu’à défier la mer et la mort et à fumer et planer faute de vivre et de travailler, l’état qui montre des signes d’effondrement, la société en transe, la demande en augmentation, le pays grossiste à portée de main et à prix imbattable, les frontières passoires, tout cela dopa le marché. L’Eldorado pour El H’neche.
Il commença petit dans son nouveau créneau. Il fit des connaissances dans le milieu, gagna des amitiés, de la confiance des deux cotés de la frontière et de la protection sous les ailes des deux cotés de l’hydre. Il dura. Il grandit. Il devint riche, très riche. Il s’acheta une villa à Maghnia. Puis une autre. Et une autre. Et encore une autre. Et une autre plus grande à Laayoun, pour les amis et pour la joie. Une Mercedes, une Audi, une Pajero. A ne plus savoir quoi en faire. A ne plus savoir ce qu’il possède. Il festoya et arrosa des nuits blanches à Casa, à Oujda, à Oran, à Alger, même à Lyon et à Marseille. Surtout à Marseille ou il trouva un pied de terre et de nouveaux partenaires et ou il tenta d’apprendre un peu de français et comment s’habiller pour faire bling-bling. Nabab. Respectable. Notable. Il se débarrassa de son sobriquet. Il devint «SI ». Et Tafna l’étroite, devint étouffante pour lui. Il n’y garda qu’une ferme aux alentours ou il invita souvent, à l’abri des regards, les grosses pointures pour des soirées whisky-méchoui. Et pour d’autres fins.
Pendant longtemps il n’a pas été appréhendé et a déjoué tous les pièges des services et les attrape-nigauds de la concurrence. D’où le surnom d’El Hneche, (la vipère). Il zigzaguait, il slalomait et nageait à son aise dans le commerce de la drogue comme un serpent dans l’eau, jusqu’au jour ou il franchit le Rubicon et s’essaya au trafic d’armes de guerre. C’était au début de la décennie noire où il était périlleux de jouer avec le feu.
Il s’est avéré, après perquisition, que dans la ferme était caché deux quintaux de kif traité et un Kalachnikov. Pour ces faits El H’nèche fut condamné à vingt années de prison. Après cassation la peine fut réduite à quinze.
A la sortie de prison les cheveux de la Vipère étaient devenus gris, mais il n’avait pas perdu du poil de la bête. Il n’était pas ruiné, loin s’en faut. Des diables ont fructifié le capital et ont veillé au grain durant sa retraite forcée. Il feta sa libération en grande pompe et invita ses anciennes connaissances et ses congénères pour resserrer les liens et pour faire revivre le commerce. Que de notables servis par des honnêtes gents. Que d’honorables ont honoré de leur présence son amicale invitation. Que de «mabrouk aalik ». Il a payé sa dette, murmura-t-on, du passé faisant tabla rase. Le gris va bien à «SI». Il faut qu’il sorte de l’Oranie cria-t-on. Il faut y penser. Il faut qu’il s’y prépare. Il a l’air  respectable. Il a les moyens.
Un viel homme et son petit fils assis, par une journée pluvieuse, sous un abribus. Ils attendaient l’arrivée de l’autocar qui fait le trajet Tafna Maghnia. El Hneche s’arrêta juste en face pour uriner. Il ne salua pas est fixa le vieux du regard, il ferma ostensiblement la braguette, puis remonta dans sa  voiture et accéléra. Le jeune rougit et murmura « ra3i mayahchamche ». Le vieux l’entend  garda longtemps le silence puis dit :
Tu l’envie hein ? Tu connais l’histoire de l’âne qui voulait devenir poisson? (1)
-Oui tu me l’as déjà raconté plusieurs fois.
-Il ne savait pas nager comment peut-il être poisson ? Je le savais. Je l’avais dis. Je ne me suis pas trompé. Le canasson est resté canasson. Son costume d’apparat ne peut cacher ses pâtes et ses oreilles. On se moquait de moi on m’appelant « cheikh sans provision » pour rabaisser le maitre d’école pauvre que je suis.
Oui, je n’ai pas mené une vie de château, mais au crépuscule de ma vie j’ai la satisfaction du devoir accompli et la fierté d’être le père d’une et le grand père d’un futur chirurgien. (Et il caressa la tête du jeune homme). L’héritage que je lègue me comble. Il n’est pas constitué de pierre ou de terre ni d’argent ou d’or. Simplement de contentement. Qui se souvient de Karoon et de Crésus si ce n’est en mal. Qui ne connait pas Ibn Badis et Ibnou Rochd, Pasteur, Curie et Edison. La plume et la lumière l’emporteront toujours sur l’ignorance et le coffre- fort aussi pesant soit-il. Révise petit tes leçons de géométrie de ton enfance ; le carré le cube et le linéaire. Eh bien la vie n’est que ça petit, une géométrie variable : quelques dizaines de mètres carrés pour fonder une famille. Quelques mètres linéaires pour aller travailler, faire son devoir et revenir à son foyer et quelques mètres cubes pour le sommeil éternel. Cultive ses petits espaces, arrose les bien et laisse à El Hneche ses châteaux. Il n’est pas plus heureux.

M.A.

(1) Merci  M.  BENALLAL pour l’emprunt.