Une jeune femme, cheveux blonds, yeux verts maquillés à l’eyeliner, peau parfaitement lisse, est assise derrière sa caisse. Elle souffle, elle s’agace. Une femme, peau brune abîmée par le temps, yeux cernés et voile bleu sur la tête, n’en finit pas de compter ses pièces. Elle a amassé un trésor de pièces de 5 centimes dans sa poche pour acheter une bouteille de jus d’ananas. « Vous n’avez pas une pièce d’1 euro plutôt ? », lui lance la jeune caissière avec dédain. L’autre répond par un timide hochement de la tête de gauche à droite et tente un sourire. Sans succès. Son trésor finira jeté dans la caisse. Derrière, chacun attend son tour. Nul ne riposte. Au suivant…
Une jeune femme, en abaya noir, entre dans le bus avec une poussette. Des regards se tournent vers elles, accusateurs… Comme si sa tenue était un affront… Elle avait osé ne pas leur ressembler. La jeune femme tourne le regard vers l’enfant dans la poussette. Elle finira par s’asseoir et par se perdre dans le paysage urbain qui défile à travers la fenêtre. Ainsi a-t-elle appris à ignorer ces regards désapprobateurs. Mais ils sont déjà en retard. Ils descendent au prochain arrêt. Ils l’oublieront vite… Jusqu’à ce que la prochaine jeune femme voilée vienne provoquer en eux un nouveau malaise…
Dans le train, le wagon est calme. Tout le monde s’affaire, à lire son journal, regarder les news sur son portable, répondre à un nouvel SMS… Un enfant, 4 ans à peine, commence à s’agiter. Il n’en peut plus de rester assis sagement et prend le parti de partir à la rencontre des passagers du wagon. L’enfant sourit à chacun et reçoit pas mal de sourires en retour. Il s’arrête à hauteur de cette femme, cheveux gris colorés en roux, lunettes épaisses sur les yeux, qui refuse de le regarder. Il reste planté là, jusqu’à ce que d’un geste brusque elle lui fasse comprendre qu’il est temps qu’il dégarpisse. L’enfant court vers sa mère assise au début du wagon. J’entends la femme aux cheveux gris colorés marmonner : « C’est un petit bougnoule ! »
Des scènes qui restent inscrites dans ma mémoire. Il y a tant d’autres que je pourrais écrire. Il y en a tant d’autres que j’ai notées sur un carnet avant de les jeter… Qu’allais-je en faire ? En parler ? Je sens déjà que le sujet exaspère… Et pourtant, je devrais les garder car elles documentent une triste part de notre société : cette violence symbolique qui s’exerce à l’égard d’une minorité. Une violence que j’avais moi-même fini par ignorer… En la regardant de si près, en la ressentant si fort, elle avait fini par me blesser. Or je me convainquais. Ce n’était pas à moi que cette violence s’adressait. C’était à eux, à elles, ceux et celles qui gardent les stigmates d’une altérité (subie ou revendiquée) dont il vaut mieux se débarrasser si l’on veut bien vivre dans cette société…
Certains de ces stigmates, à défaut de s’en défaire – difficile de changer une couleur de peau –, beaucoup préfèrent les dissimuler. En adoptant pleinement les mœurs du pays, comme nous l’intiment les politiques assimilationnistes qui prévalent en France. Elle s’appelle encore Khadija mais elle porte des jeans serrés et boit de l’alcool. Que les autres, ceux qui résistent à cette libération, aillent au diable ! Que celles qui préfèrent revendiquer une altérité recréée à partir des fragments de ce que leurs parents ont pu leur transmettre disparaissent ! Et dites-leur qu’ils arrêtent de brandir l’étendard du pays de leurs parents. Ce drapeau de l’Algérie, on n’en veut pas en France. L’Algérie c’était la France. Mais la France n’a jamais été l’Algérie.
Dites-leur, ou alors l’électorat du Front national, qui a d’abord grossi grâce à tous ceux qui n’ont jamais pardonné aux Algériens de les avoir foutus dehors à l’indépendance, finira par grandir encore plus. Et ils ont plein d’arguments. Les Français ont colonisé l’Algérie, et aujourd’hui ce sont les Algériens qui colonisent la France. Étendez-ça aux Arabes puis aux musulmans, et le péril est fabriqué. Il saura faire peur… La géopolitique est de leur côté.
Aujourd’hui, le parti du Front national est en tête au premier tour des élections régionales. Un résultat que j’ai reçu hier avec distance, comme pour m’en protéger. Et puis, ce matin, j’ai eu la gueule de bois. Pourtant, c’était tellement prévisible. Je m’y étais préparée en prenant le temps de regarder de près cette société… Après tout, peut-être que la France sans les Arabes/les musulmans serait une France apaisée ?
Non, ce serait une France ethnicisée qui, 50 ans plus tard, nous prouverait qu’elle n’a jamais su que faire de cet embarrassant héritage colonial, dont on a plus envie de parler. Si si, on en parle. Regardez les célébrations du 50e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie. Ils ont diffusé plein de documentaires sur France 2, France 5, Arte… Oui, peut-être, mais ce n’était visiblement pas suffisant, puisque nous restons avec les mêmes questions. Les Arabes, l’islam, le voile, l’intégration… Et puis il n’y a pas eu que l’Algérie, il y a eu le Cameroun, le Mali, le Maroc, la Tunisie… C’est vrai que le défi était en Algérie, départements français. À l’époque, la France avait longtemps cherché à intégrer un territoire sans un peuple. Aujourd’hui, le défi est d’intégrer un peuple sans territoire…
Car ce peuple, que le FN le veuille ou non, est français ! Il est français et… algérien, malien, camerounais… Même si beaucoup préféraient qu’il soit français et… américain… Mais on ne refait pas l’histoire. Il est grand temps que la France assume qu’elle est multiple et que, ça aussi, c’est le fruit d’une époque coloniale.
– Dorothée Myriam Kellou est une journaliste et réalisatrice basée à Paris. Diplômée du master d’études arabes de la Georgetown University, Washington D.C., et de Sciences-Po Lyon en relations internationales, spécialité monde arabe, elle travaille régulièrement pour le site « Les Observateurs » de France 24. Parallèlement à ses activités de journaliste, elle développe El-Rihla, un projet de film long métrage sur l’un des derniers chapitres passés sous silence de la guerre d’Algérie : la mémoire des regroupements de populations, prenant pour exemple l’histoire de son père.
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Photo : Marine Le Pen, présidente du Front national, vote lors du premier tour des élections régionales (AFP