En parcourant les différents commentaires qui se sont succédés aux articles sur l’acte terroriste commis sur la base pétrolière de In Amenas et la chronique hebdomadaire de mon ami C.Djillali, j’ai jugé utile de proposer aux lecteurs de BAI la conférence d’Ahmad Aminian, Iranien qui a fui le régime des mollahs pour s’installer en Belgique. Islamologue, historien des religions et philosophe, il est actuellement chercheur au centre interdisciplinaire des religions et de la laïcité à l’université libre de Bruxelles. Tout en espérant un débat serein et constructif, je vous souhaite une bonne lecture.
Dr Driss REFFAS
Comment pouvons nous comprendre la laïcité?
Je crois que la laïcité manifeste un champ sémantique assez complexe. Il faut donc définir quel sens nous donnons à la laïcité quand on parle de l’Islam et la laïcité.
La laïcité peut être considérée:
– Comme un nom propre
– Comme une philosophie de vie
– Comme un modèle politique
– Comme le processus de sécularisation.
Ce qui donne à la laïcité des aspects philosophiques, sociopolitiques ou culturels.
Je parlerai ce soir plutôt de la laïcité dans son aspect politique face à l’Islam. J’axe mon intervention sur la «muslimcratie» et la démocratie européenne. Je signale que mon intervention sera un peu provocatrice afin d’orienter notre rencontre de ce soir vers un débat contradictoire et critique envers l’universalité démocratique occidentale et islamique et ce dans la perspective d’une citoyenneté humaniste responsable dans le cadre du progrès, de la justice et de la solidarité comme les fondement de la construction de nos sociétés.
Qu’est-ce une «muslimcratie»?
Le muslim ou le musulman est un individu qui, en acceptant l’Islam, entre dans un groupe de femmes et d’hommes libres dénommé «Umma». «Umma» évoque un corps constitué qui a une double caractéristique: il est d’une part une communauté spirituelle et d’autre part une société de citoyens. Il a simultanément une existence verticale et une existence horizontale. Chaque musulman, en respectant cette dualité constituante de l’Islam, devient un membre à part entière de l’Umma et l’égal de ses autres membres. Aucune distinction raciale, ethnique, linguistique, culturelle, politique ou autre n’abolit cette égalité des membres et leur intervention dans la gestion de l’Umma. Le seul critère distinctif est l’intégrité éthique et juste du sujet musulman. Ainsi, le mode de gouvernance de l’Etat et la forme même de l’État sont basés sur une «muslimcratie». Ce sont des musulmans citoyens égaux qui ont le pouvoir de gérer la communauté-société musulmane. Chaque musulman a le droit de s’approprier la constitution pour l’«animer», lui donner une âme, en fonction de sa disposition et de son jugement.
Dans la perspective de la muslimcratie, c’est le musulman seul qui est le citoyen authentique et jouit de tous les droits. Les autres individus ou communautés sont définis par rapport à la constitution musulmane conçue comme universelle. Les personnes ou les communautés qui manifestent une certaine intégration ou une certaine orientation conforme à la constitution islamique sont considérées comme des citoyens de deuxième catégorie, assimilés aux étrangers ayant le droit de gérer leurs affaires internes et d’avoir la protection de l’État. C’est une deuxième zone de la légitimité d’exister politiquement. Les personnes et les communautés radicalement contraires à la constitution musulmane sont considérées comme non légitimes et ne sont donc pas respectées. C’est la zone de guerre où l’inconciliable est d’envergure. Ainsi, dans l’Islam, la citoyenneté est restrictive et ne s’applique pas qu’aux musulmans. C’est le défi de muslimcratie pour une société ouverte, libre, juste à l’avenir.
La démocratie voit son système politique basé sur le concept de «démos», signifiant le peuple des citoyens ayant le droit d’intervenir dans la gestion de la société et dans ses orientations.
Le citoyen est avant tout la personne qui a le droit d’intervention par le vote. Il est la personne qui peut donner son opinion, son interprétation de la Loi ou les critères, les valeurs ou encore à propos de la manière de vivre de sa société. Le «démos» constitue un groupe de personnes à part entière liées horizontalement par des considérations d’ordre visible, repérable, profane ou juridique à l’intérieur d’une communauté d’hommes plus large dénommée «peuple» ou «laos». Il y a un rapport évolutif et extensible entre le «démos» et le «laos». La citoyenneté est restrictive, mais elle a la possibilité d’être élargie sur la base d’une dynamique horizontale par les mouvements sociaux et le dialogue intercommunautaire trans-nationaliste et transethnique. Le dialogue entre la muslimcratie et la démocratie est pour le moment assez difficile car les deux systèmes sont chargés d’une histoire complexe. Ces deux histoires bien que hétérogène, ont eu des points convergents par leur voisinage et leur échange intellectuel.Les deux systèmes se réfèrent à une expérience fondatrice historique pour justifier leur universalité: l’une à la démocratie athénienne et l’autre à l’avènement de l’état islamique de Médine. Tous les deux se veulent légitimes et prétendent cerner mieux l’homme et sa destinée dans le monde.
Nous constatons que dans les deux cas cités ci-dessus, en l’occurrence la muslimcratie et la démocratie, la société s’organise à partir d’un espace laïque. Mais la première est une laïcité restreinte et la deuxième, par contre, est une laïcité ouverte. La restriction dans le chef de la muslimcratie engendre un état partisan et le refus de la neutralité. Ce qui peut arriver aussi avec la laïcité dogmatique dans une république démocratique.
La muslimcratie, pour accéder à la laïcité ouverte, doit se repenser à travers ses fondements philosophiques dans le cadre de l’Islam fondamental en rapport avec la dynamique sociétale moderne. Cette possibilité existe. Car la communauté-société musulmane a montré à travers son histoire qu’elle peut connaître des formes de gouvernement et d’organisation administrative diverses, mais elle aura, devra avoir, comme commun dénominateur le service de son bien propre : le texte même du Coran. C’est jusque-là qu’il faut aller pour saisir en sa spécificité cette fusion du spirituel et du temporel qui lui est propre. Car l’Islam est de droit, et fut historiquement parlant et d’une même venue, religion, culture et civilisation. Il diffère sensiblement de l’expérience du christianisme et de sa parole dans l’histoire. L’essentiel de la Parole islamique est de faire savoir à l’homme l’unicité de Dieu. Dans l’islam, tout tourne autour de cette affirmation. L’ensemble du message coranique est valide car il atteste de ce témoignage catégorique. L’intelligence humaine dispose de sa vraie nature quand elle comprend qu’au fond il n’y a qu’une Réalité. Elle consiste à réaliser l’«absoluité» de Dieu et la relativité de tout ce qui est autre que Lui. En outre, cette vérité est la seule que l’intelligence puisse appréhender en un sens absolu. Elle ne le connaît tout le reste que d’une manière relative. Seule cette évidence appartient à la nature véritable de l’homme et cette connaissance est la seule que l’homme puisse atteindre avec une certitude absolue. Ce postulat fondamental est, pour l’islam, intrinsèque à l’âme humaine, tout comme le dépôt de Dieu en l’homme qui l’a accepté et, par là même, a confirmé son libre arbitre et sa responsabilité. Un verset coranique exprime cette situation: «Nous avons proposé le dépôt de la foi au ciel, à la terre, aux montagnes; ils ont refusé de s’en charger, ils ont tremblé de le recevoir». Ce dépôt de la foi est précisément l’unicité de Dieu. Un contrat se conclut à partir duquel un partenariat s’établit entre l’être humain et Dieu. L’homme devient le vicaire de Dieu dans l’univers. L’objet de leur partenariat est Tawhid, l’unicité de Dieu.
L’homme musulman dans son histoire s’engage dans ce partenariat par trois voies essentielles: le awhid sociojuridique, le tawhid philosophicothéologique et tawhid ésotéricotéosophique. Chacune de ces voies envisage à sa manière l’organisation du multiple terrestre pour se conformer à l’Unicité originelle et ce, à partir du Coran, parole de Dieu qui donne la légitimité à toutes les constructions unitaires. En fait, chaque mot du Coran ou chaque verset du Livre est considéré comme une «unité générique». Elle déploie son champ sémantique par la raison interprétative juridico-théologique ou spirituelle ainsi que scientificophilosophique. Ainsi, les unités génériques ou l’ensemble de la Parole de Dieu constituent l’Un immuable et constant qui se dévoile dans chaque situation inédite comme une variante vraie et juste. Par cette méthode, la Parole de Dieu, la constitution de la communauté-société musulmane se conforme au changement et éclate en des paroles différentielles capables de se légitimer. C’est pour cette raison que l’Islam ne se considère pas comme un pouvoir face un autre pouvoir, en l’occurrence, le pouvoir spirituel face au pouvoir temporel. L’Islam ne connaît ainsi pas d’excommunication d’hérétique car il n’existe que dans son sein des différentes façons d’affirmer et de comprendre la Parole de Dieu. Seul est hérétique la personne qui renie l’unicité divine.
Nous constatons par ces considérations que la laïcité philosophique dans le sens occidental du terme n’existe pas dans l’Islam. Le postulat de départ de la pensée islamique est l’affirmation d’un pouvoir transcendantal par lequel l’homme musulman se définit dans le monde. L’Etat islamique ou la muslimcratie ne peut donc pas s’abstenir de revaloriser le partenariat entre l’homme et Dieu dans une communauté-société musulmane. Il est l’expression des courants majoritaires ou dominants dans la perspective conflictuelle de ce que j’appelle le «théopolitique». L’état est le récipient légitime où la confrontation se fait entre des musulmans considérés comme citoyens de la communauté-société islamique. Par ce biais, je veux dire que il n’y a pas un système théocratique dans l’Islam. Ce système est propre à la culture chrétienne d’où la problématique de deux pouvoirs ecclésiastiques et impériaux ou le pouvoir sacré et profane sont en perpétuelle confrontation pour définir leur prérogatives réciproque. Ce qui fait défaut dans le système culturel et civilisationnel de l’Islam
multiple.Nous pouvons résumer la vision islamique par rapport à la laïcité de l’Etat et la laïcité en tant que conception de la vie comme suit :
1- La neutralité de l’Etat : l’Islam, par nature, est un message unitaire à l’image d’un Dieu
unique. Mais, parallèlement à cette prétention à l’unicité (l’unique qui réunie la diversité à l’intérieur de lui-même), il se donne la possibilité d’une lecture différentielle de son message. Dans l’acception historique la plus répandue, l’Islam est une religion jurisprudentielle qui a pour objet de réglementer la société par la Parole de Dieu. Il a la prétention de gouverner le monde par l’intermédiaire d’un Etat islamique pour reconduire l’humanité vers le point d’origine. Son universalité tend à la conquête du monde entier pour le soumettre à une seule autorité devant qui tous les croyants sont en principe égaux en droits. Précisons qu’il s’agit de tous les croyants musulmans, car les sujets non-convertis de l’état musulman sont assimilés à des étrangers et, par conséquent, ne jouissent pas des mêmes droits que les membres de la communauté ou, dans un langage moderne, des citoyens nationaux. Les non musulmans à part les chrétiens, les juifs et les zoroastriens n’ont aucun droit et ils doivent s’assimiler aux confessions reconnues par l’Islam. Dans cette perspective, parler de la laïcité dans l’Islam est une supercherie. L’état musulman n’est absolument pas impartial. L’islam légaliste est porteur d’un contexte juridique qui peut être considéré comme un Etat de droit. Mais cet Etat de droit n’est envisageable que dans un état islamique, dans un système de gouvernement qui fait dépendre le pouvoir politique à la constitution islamique inspiré du Coran. L’Islam n’admet, pour participer à la gestion publique, que les croyants qui sont de facto des citoyens. La démocratie est possible, mais seulement dans ce cadre précis. Par une déclaration de l’attestation de l’Unicité de Dieu et de son messager le prophète Mohammad, le musulman acquiert le droit d’intervenir dans tous les domaines de la vie. Pour ne pas confondre le sens occidental de la démocratie avec la démocratie islamique, nous avons désigné cette dernière par le terme de muslimcratie : tous ceux qui sont en dehors de la société islamique sont considérés comme des étrangers; les non-croyants à un dieu abrahamique et n’ayant pas un livre saint sont des étrangers à expulser, à exécuter ou dont les droits politiques ou sociaux doivent être réduits à néant.
2- La tolérance : après la fixation des quatre écoles juridiques, elle a toujours été limitée dans l’espace public par l’islam légaliste et juridique. Cette tolérance est cependant admise, mais seulement dans l’espace privé.
Dans l’Islam, en tant que conception de vie qui réclame l’unité de l’homme avec le cosmos et, dans certains, cas avec le Dieu même, la tolérance est un élément fondamental. Une telle manière de voir le monde et la vie a été toujours un discours en marge. Il n’a pas pu trouver un écho retentissant à cause des faits historiques et de la domination d’un esprit légaliste lié à un autoritarisme politique. Or, nous pouvons, en actualisant le discours soufi et philosophique à l’intérieur de la civilisation musulmane, aider à l’établissement d’un humanisme musulman.
Certes, il ne faut pas oublier que l’humanisme musulman est basé sur le fait que l’homme est libre d’interpréter la Parole divine. Il se voit comme un être théomorphe qui, par la raison philosophique ou par la méditation mystique, peut organiser la vie terrestre de manière à ce que la spiritualité divine se manifeste dans tous ses actes. Cet humanisme est lié à l’Etre dans sa manifestation multiple et dans son principe en tant que tel.
3- L’esprit critique : la relativité sans fondement métaphysique participatif à l’essence divine n’a pas de sens pour l’humanisme musulman. Dans ce cas, la possession d’un esprit critique ne sera pas limité uniquement à la critique rationnelle instrumentaliste, mais plutôt à une critique qui se détermine par sa finalité éthique et le bien de l’homme, critique génératrice des actes logiques et affectifs.
4- Le bonheur et la souffrance : Dans la perspective islamique, la souffrance n’a jamais été exaltée. L’Islam jurisprudentiel ne met pas en cause la valorisation du bonheur matériel mais le définit par rapport à une finalité légale et ce sans discussion. Cette manière de considérer le contenu du bonheur n’est pas l’objet de la réflexion philosophique, ni de la méditation mystique, qui légitiment, loin de la sanctification de la souffrance ou du refus du plaisir, la rigueur éthique et spirituelle des actes humains par rapport à une finalité belle et juste.
5- La justice : Les concepts de justice et d’universalité jouent un rôle très important dans la vision islamique. Mais il existe ici aussi différentes manières de lire la Parole de Dieu. Selon l’attitude dominante, qui est jurisprudentielle, l’Islam est parfait et n’a besoin de personne. En ce sens, son universalité est agressive car elle tente de réduire et de dissoudre toutes les autres cultures et croyances en son sein. Il abolit les différences raciales au profit d’une différence de croyances, mais, parmi les religions, il se privilégie et se confirme comme la croyance élue et juste.
A l’intérieur de l’Islam, la justice a une importance majeure et fonde la légitimité de l’Etat.
Cette justice valorise l’égalité des musulmans face à la Loi et aux biens de la communauté.
Cet esprit, primordial dans la pensée politique de l’islam, lui confère son aspect socialement révolutionnaire et égalitaire. C’est par l’idée de justice que Dieu justifie la résurrection et la récompense des actes des êtres humains à la fin du monde. Ce concept, dans la terminologie des juristes, est légitimé par le respect des préceptes.
Le discours philosophique et mystique met en valeur l’homme et transforme l’universalité
agressive des juristes en une universalité de conviction et de discussion où la justice de dieu embrasse tous les êtres humains par la vertu de leurs actes justes et bons. Il insiste aussi sur une égalité sociale et une fraternité humaine. La justice, dans cette perspective, n’est plus une affaire de résurrection mais plutôt un comportement éthique valorisant et conforme à la nature des choses.
L’histoire de la pensée islamique n’a pas été sans contradiction. Les réactions furent nombreuses face à l’islam jurisprudentiel qui a effectué d’autres lectures de la Parole de Dieu. Dans le soufisme de l’amour en particulier, et le soufisme en général, la lecture exalte la tolérance et la justice, jumelées à une responsabilité éthique humaniste. Dans cette interprétation, le seul dogme est l’existence d’un Dieu juste et bon qui garantit l’orientation de l’homme vers une finalité conforme à sa dignité. Une telle attitude insiste sur la spiritualité du monde et de l’être humain. Dans ce discours, l’homme est le microcosme qui a en potentialité tous les Noms et Qualités de Dieu pour aller au-delà de ses conditions humaines limitées par l’éphémérité du monde matériel. Il est à l’image de Dieu et possède donc l’appréhension de la connaissance divine. Je pourrais parler aussi de la pensée philosophique ou théologique dans l’islam ou des protestataires qui ont carrément nié l’islam jurisprudentiel et ont exalté la vie terrestre pour l’éternité mais qui sont cependant toujours restés musulmans.
En un exposé aussi bref, il est naturellement impossible de retracer l’histoire de la pensée très étendue dans l’Islam, une histoire de presque 1400 ans liée pertinemment à l’histoire de l’Orient mésopotamien et indo-iranien. Il est nécessaire que l’étude de cette histoire se fasse d’une manière systématique, par un cercle de personnes issues de la civilisation et de la culture islamique et de personnes qui s’intéressent aux racines de la civilisation actuelle, ceci afin de relever les lectures humanistes de jadis et de les actualiser dans une perspective sociétale tolérante et multiculturelle. J’espère, par cet exposé, ne fût-ce qu’en jetant quelques bases de réflexions, avoir fait quelques pas vers cet objectif.
A. AMINIAN