LES DERNIÈRES JOURS D’UN CANARD CONDAMNÉ À MORT.

C’est du journal Le Quotidien d’Oran que je veux parler.

Pendant 28 années, ce journal né dans la douleur des années folles, fut le sérieux rival des grands quotidiens nationaux, la belle vitrine de l’Oranie, le meilleur espace d’échange et d’information de l’ouest, l’agora qui réunissait les meilleurs plumes qui s’expriment en français- et, je le redis à mes risques et périls: dans ce pays, c’est en français que s’expriment les meilleures idées, les idées les plus modernes, les plus révoltées- Il fut la chance pour certains d’exprimer à grande échelle ce qu’il pensent, et pour d’autres une vraie rampe de lancement. Je lui dois, quant à moi, l’honneur de m’avoir reçu et ouvert ses pages à maintes reprises pour exprimer et partager quelques modestes pensées.

Tout bouge à la vitesse de l’intelligence artificielle. L’ancien temps passe, le nouveau temps s’installe. Notre grand journal se meurt.

Il ne peut pas échapper à ce qui devient une fatalité, à la maladie du siècle qui frappe partout le papier et qui est en train d’exterminer tout les canards qui ne sont pas soutenus par des états totalitaires ou par des capitaux à la Vincent Boloré: manipulateurs des consommateurs et faiseurs d’opinions.

Après la mort des autres grands, il tente comme il peut de glaner quelques mois ou quelques semaines. Il vit chichement. Il perd du poids. Il se réduit comme une peau de chagrin. Il maigrit comme un cancéreux. Son corps chétif n’est constitué que de 16 pages d’un papier de mauvaise qualité, de feuilles presque mortes, minces comme du papier à tabac.

Le Quotidien d’Oran est une société commerciale. Une SPA. Au-delà d’informer, sa raison d’être c’est faire des bénéfices. Il ne peut pas vivre autrement. C’est de ces bénéfices qu’il se nourrit et c’est eux qu’attendent les actionnaires.

D’où proviennent donc ses ressources ?

En général les ressources d’un journal proviennent de la publicité et de l’abonnement quand il est vertueux, et du chantage quand il est vicieux ( oui ils existent des journaux qui font du chantage, je viens de le lire sous la plume de Marcel Pagnol dans Topaze). Ce chantage pouvant être payé en espèces comme pouvant être payé en nature, par voie d’attribution d’annonces publicitaires surfacturées.

Feuilletez l’édition d’aujourd’hui ou consultez-la en ligne. Vous serez étonnés de constater que mêmes les morts l’ont déserté (plus d’espace nécrologique) et que ce grand journal n’a bénéficié que d’un petit encart publicitaire, provenant d’un commissaire priseur annonçant une saisie-exécution, inséré en bas de la mi-page réservée aux annonces classées, qui, tous réunis, n’assurent qu’une pitance de misère. Pas de quoi nourrir le gros ventre d’une SPA.

Ce matin, au tour d’un café avec un ami journaliste, chacun son journal à la main, on a parlé du sujet et on a comparé nos deux journaux. Le sien était gros et plus gras et le mien cadavérique. Pourtant, de journal il n’a que le titre son canard boiteux, très boiteux.

Pour sa défense, l’ami journaliste tenait à préciser qu’en raison de la récession économique qui frappe le pays et de la faillite subséquente de presque toutes les entreprises qui pèsent, le marché publicitaire qui faisait la fortune de la presse est devenu presque nul, et donc insuffisant pour satisfaire un grand nombre de Gargantua, et que dans ces conditions, pour survivre disait-il d’une façon narquoise, il faut s’adapter, c’est-à-dire ou tu marches à plat ventre tu crèves debout. Le Quotidien, comme les autres quotidiens dignes, crève debout.

À sa logique imparable, je n’ai rien trouvé à redire. Sauf conclure qu’en ses temps tristes, quand on croit s’habiller de vertu, c’est en réalité de linceul qu’on s’entoure.