Mohammed Arkoun: Le dramatique sort des intellectuels algériens

3 Comments

Rédigé par  (1)

 

Mohammed Arkoun n’était pas juste un spécialiste de l’Islam, ni un philosophe émérite. Il était le fondateur de la discipline « l’islamologie appliquée ». Une matière qu’il enseignait dans les universités françaises et américaines. Il était l’un des professeurs les plus influents dans l’étude islamique contemporaine. Considéré comme un passeur entre les cultures, il a consacré sa vie à la recherche et à l’enseignement. Il était devenu enseignant à vingt ans. Mohammed Arkoun est mort, le 14 septembre 2010, à Paris. Il avait 82 ans.

Bio-express

Mohammed Arkoun était né en 1928, à Taourirt-Mimoun, en Grande Kabylie où sa famille vit encore. Elevé au sein d’une fratrie de neuf membres, il fut vite confronté à sa condition modeste. Un autre facteur allait rendre sa situation encore plus difficile. Né durant la colonisation française sur une terre berbère, Mohammed Arkoun se retrouva vite marginalisé. Il ne parlait ni le français, ni l’arabe. Une réalité douloureuse qu’il surmonta grâce à un oncle. Ce dernier l’aida à poursuivre ses études secondaires à Oran. Il étudia la philosophie à la Faculté de littérature de l’Université d’Alger, ensuite à la Sorbonne à Paris. Il décroche l’agrégation en langue et en littérature arabes, en 1956; devient docteur en philosophie, en 1968 et est nommé professeur émérite, en 1993. Il laissa derrière lui une importante bibliographie, traduite en plusieurs langues. Il était officier de la Légion d’honneur et officier des Palmes académiques.

Une disparition et une polémique

Le lieu de l’enterrement de Mohammed Arkoun a provoqué une forte polémique. Beaucoup d’encre a coulé dans la presse algérienne. Cette dernière a relevé à l’unanimité l’indifférence affichée par les autorités algériennes. Il y a quelque chose d’immoral dans le traitement qu’ils ont réservé au décès du grand homme, lit-on dans cette presse. Cela a commencé lors de la levée du corps du défunt. Des ambassadeurs et des diplomates de plusieurs pays européens, arabes et musulmans (France, Maroc, Tunisie, Qatar, Koweït) sont venus saluer la mémoire de l’homme. L’Algérie n’a été représentée que par un vice-consul et par le directeur du Centre culturel algérien à Paris, l’écrivaine Yasmina Khadra. Finalement Mohammed Arkoun a été enterré au Maroc. Un pays qu’il avait appris à aimer et à apprécier.

Ce choix a été mal accepté par sa famille d’Algérie. Beaucoup d’Algériens ont regretté que le grand homme soit enterré loin de sa terre natale. Devant le mépris et l’indifférence affichés par les autorités algériennes, des associations ont lancé une pétition sur le web. Ils exigent que les pouvoirs publics organisent des cérémonies pour rendre hommage à Mohammed Arkoun. L’intellectuel rejeté et renié par son pays n’est pas hélas le seul exemple. L’Algérie a pris cette manie de tourner le dos à ses plus illustres enfants.

Mohamed Dib et les autres

Mohammed Arkoun avait pris ses distances avec les régimes d’Algérie depuis l’Indépendance. Il ne voulait pas d’une confrontation avec un régime totalitaire qui, depuis 1962, continue de bannir l’inteligencia et le savoir de son vocabulaire. Un régime qui signe et persiste dans la voie de la négation et du mépris. Plusieurs intellectuels, écrivains et artistes algériens de renommée internationale ont subi ce déni de la reconnaissance ou cette défaillance de la mémoire. Le grand écrivain Mohamed Dib est mort dans le silence et l’oubli. Ils étaient trois à son enterrement au cimetière de la Celle Saint-Cloud, à Paris, le 2 mai 2003. Dans son testament, il avait indiqué vouloir être enterré en France.

Avant lui, le grand poète Rabah Belamri, mort dans un hôpital à Paris, fut enterré grâce à sa femme Yvonne dans le carré familial. Elle lui évita de devenir un sujet d’expériences hospitalières. Aucun officiel n’assista à son enterrement.

Taos Amrouche qui rêvait de retourner chez elle, d’y chanter, peut-être d’y mourir, fut enterrée en France. Elle était persona non grata à Alger depuis le premier festival culturel Africain (Panafricain) qui s’est tenu en 1968 et auquel elle n’a pas pu participer sur décision du pouvoir en place de l’époque.

Même le grand Kateb Yacine, déclaré « impur » pour être enterré en Algérie, ne le fut que grâce à l’acharnement des siens. Il repose désormais dans le carré des martyrs au cimetière d’El-Alia. Le grand maître de la musique andalouse, Radawane Bensari, fut enterré en 2002, à Casablanca. Jamel Eddine Bencheikh s’était imposé un « exil » volontaire. Sa manière à lui de protester contre les restrictions de libertés imposées par le régime de Houari Boumediene. Il fut enterré en France. Ce grand poète était aussi professeur à l’Université de Paris IV jusqu’à sa retraite en juin 1997.

Il aura fallu des siècles pour réhabiliter Saint-Augustin et reconnaître son « algérianité ». Kateb Yacine attendra vingt ans pour voir l’organisation en Algérie, de colloques et de séminaires sur sa vie et ses oeuvres. Ses livres commencent à peine à être distribués dans son propre pays. La liste est bien longue. Car, il faut rajouter aux noms cités plus haut, les noms d’autres figures culturelles: des chanteurs comme Slimane Azem, H’sissen ou encore l’illustre cheikh El Hassanoui. Ce dernier fut enterré dans une fosse commune sur l’Ile de la Réunion. Il y a aussi l’exemple du peintre Abdelkader Guermaz mort en 1996 et enterré à Paris. Il était considéré comme l’un des « fondateurs » de l’art algérien moderne. Seuls les restes de l’Emir Abdelkader furent rapatriés de Damas par le président algérien Houari Boumediene. Cela s’était fait contre les dernières volontés de L’Emir qui avait souhaité être enterré en Syrie.

En vérité, tous ces illustres personnages n’avaient aucunement besoin d’une quelconque cérémonie de recueillement qui sonnerait faux. Ils auraient juste eu besoin que leur pays se rappelle d’eux, et surtout de leur vivant. Une reconnaissance qui aurait suffit à les réconcilier avec leur pays. Une fois mort, tout est fini. Pourquoi donc s’acharner à vouloir rapatrier des corps sans vie? Des corps qui ne verront rien du tapis rouge déroulé sous leurs cercueils. Ces hommes et femmes, ignorés, rejetés, honnis par les intellectuels du sérail et par les autorités du pays ont choisi leurs chemins. A ce titre l’écrivain algérien Amin Zaoui, peiné par la disparition d’Arkoun avait écrit dans son billet[i] Je ne suis pas bien ! : « Il (Arkoun) se sentait étranger dans sa terre natale, une sorte de “créature” étrange parmi les membres de sa tribu intellectuelle ! Il fut marginalisé, oublié et diabolisé par les cercles intellectuels, généralement dominés par l’esprit rétrograde et islamiste. Lui, qui défendait l’arabe comme langue des lumières et défendait les siècles des lumières arabo-islamiques, fut le moutazilite[moderne ».

Le Dr Ursula Günther, islamologue allemande, a écrit dans son livreMohammed Arkoun : Un critique moderne de l’interprétation de l’Islam : « Homme de dialogue aux idées fécondes, son action, sa pensée, ne furent malheureusement pas toujours appréciées à leur juste dimension dans le monde musulman et particulièrement dans son propre pays, ce qu’il regrettait secrètement »

Pourquoi donc créer une sorte de débat stérile sur le comment ou le pourquoi du rapatriement d’un corps ? C’est un cercle vicieux qui n’est pas prêt de se rompre. Assia Djebar et Boualem Sansal, pour ne citer que ces deux célèbres écrivains, sont des exemples vivants de cette marginalisation. Leurs noms ne figurent sur aucune liste d’écrivains invités à des évènements en Algérie. Ils sont absents des Salons du livre, des colloques, des distinctions et des médias importants dans leur pays. A l’instar de ces deux écrivains, il ya actuellement beaucoup de grands noms algériens en exil ou vivant à l’étranger. Faut-il attendre leurs morts pour se rappeler qu’ils existent?

La grande distinction algérienne « Athir » a été donnée en exemple à Zinedine Zidane. Assia Djebar (encore vivante) n’est-elle pas digne d’une telle reconnaissance?

De nos jours, « l’algérianité » est devenue un concept “conditionnel”. Apparemment, il ne suffit plus d’être Algérien pour être reconnu comme tel même lorsque la renommée et la consécration internationale et nationale sont au rendez-vous. Il faut répondre à certaines conditions et paramètres qui ne sont définies qu’au plus haut de l’appareil de l’Etat et qui restent obscures.

 

[i] In liberté du jeudi 23 septembre 2010

[ii] La théologie mutazilite se développe sur la logique et le rationalisme, inspirés de la philosophie grecque et de la raison, qu’elle cherche à combiner avec les doctrines islamiques, en montrant ainsi leur compatibilité.

 

(1)Nassira Belloula est une écrivaine algérienne francophone née le 13 février19611 à Batna, dans les Aurès en Algérie. Elle a grandi à Alger avant de revenir à Batna pour poursuivre des études secondaires. De retour à Alger, elle fait des études à L’École Nationale des Cadres de la Jeunesse. À partir de 1993, elle rejoint la presse dite indépendante. Elle exerce le métier de journaliste jusqu’en 2010, date à laquelle elle s’installe à Montréal au Canada, avec son mari et ses trois filles.(Wikipedia)

Source: Suite101.fr

 

 

3 Replies to “Mohammed Arkoun: Le dramatique sort des intellectuels algériens”

  1. Absolument ! Depuis presque plus d’un siècle, la réforme du monde musulman est à l’ordre du jour. Il s’agit donc bien d’une « crise » ! Et justement ARKOUN (Mohamed) était l’un des Rares « spécialistes » – critique de la raison sur la pensée islamique contemporaine domaine d’une nouvelle discipline « l’Islamologie Appliquée ou Arkounisme ». Son but était de contribuer à la réflexion universelle pour trouver une solution à cette crise.

    En plus d’être un éminent philosophe, ARKOUN était aussi professeur et Historien spécialiste du moyen âge (Non précisé dans l’article). Merci donc a notre Dr REFFAS pour avoir insérer cet intéressent sujet au bon moment qui est le troisième anniversaire de sa mort.

    Il faudrait noter que M.ARKOUN a été inhumé à Casablanca, suivant la volonté de son épouse, Mme Soraya El Yaakoubi et aussi sa fille « Sylvie » toutes les deux d’origine marocaine. C’est un choix. Il est alors difficile de cautionner la décision de l’épouse-Veuve prise, certes, dans un moment difficile.(Mais ARKOUN est avant tout algérien et non pas marocain, il faut bien le préciser).
    Alors ! Pour ceux qui se sont élevés pour étaler une récupération politique de nos voisins je dirais que ce n’est ni le lieu, ni le moment (3 ans après)d’ouvrir une polémique inutile sur un « enterrement ». En ce moment, j’ai une de ces boules asphyxiante à la gorge au vu de la situation des « arabes »en Egypte,Syrie,Liban…. qui sont la risée de toute la planète !

    Enfin ! Je trouve bizarre que l’ex- journaliste Nassera Belloula qui publia son article au journal LIBERTE le jeudi 23 septembre 2010, alors qu’à cette date elle ne travaillait plus au journal .Elle émigra au QUEBEC bien avant cette date avec toute sa famille. D’ailleurs elle avait reçue le Trophée Femmes arabes du Québec 2010 dans la catégorie Arts et culture en AVRIL 2010 au CANADA.
    Merci.

    1. Bonjour Si Karim.

      Cet article n’a jamais été publié sur le quotidien Liberté. Je vous prie de bien relire le contenu, ainsi vous marquerez la confusion.Bien amicalement

  2. J’avais eu le plaisir de rencontrer ce grand monsieur dans la rue à deux pas de la mosquée de Paris. Ce grand monsieur, avait, la veille débattu entre autre avec Péroncel Hugo dans une émission de Michel Polac. Le correspondant du monde de l’époque essayer coûte que coûte de biaiser le débat en réduisant l’Islam a une curiosité ou phénomène de société. Ce raccourci malveillant avait exaspéré Mohamed Arkoun qui au demeurant ne pouvait pas même développer ou contredire un instant soit peu, la provocation bien élaboré par Péroncel Hugo. Le jour de notre brève rencontre, il était encore bouleversé par l’attitude qu’avait adopté le journaliste. Il était obligé d’écourter notre entrevue; un cours à la Sorbonne nouvelle l’attendait. J’ai eu le plaisir et puis assister à pas mal de rencontres auxquelles, il était convié pour débattre d’un sujet qu’il connaissait parfaitement et avec brio, intelligence et d’une très grande culture. En Algérie on n’aime ni la lumière ni la culture pour la simple raison que ces deux vecteurs associés chambouleront tout sur leurs passages et par la même occasion déloger tous les charlatans et les sorciers politiques de leur lithanie.
    Aujourd’hui, les apprentis sorciers et les nouveaux prophètes profitent de la vacance de l’État à tous les niveaux et pas seulement la culture, c’est le dernier de leurs préoccupations. Ie préfèrent laisser le terrain libre à la vocation nouvelle des prophètes wahabistes, salafistes et tous les tartuffes que connait l’Algérie. N’assistons pas aujourd’hui à la chasse aux consommateurs d’alcool en terrorisant le citoyen algérien dans sa liberté primaire ? Ce pays a retrouvé sa liberté pour les consciences épris de justice et d’impartialité puissent vivre en paix. Je pense que Mohamed Arkoun avait connaissance de la déconfiture algérienne quant à sa gouvernance et son mensonge, il a préféré être enterré dans le pays de sa femme et il a à postériori grandement raison. Allah yerhmou

Comments are closed.

Related Posts