Que Mariama Ndoye, l’écrivaine sénégalaise que je salue accepte mon pillage assumé de sa merveilleuse nouvelle: « Te Souviens-tu de nos Vingt Ans? »
Pillage assumé non dans la forme, mais dans l’esprit. A mon tour, elle m’a donné l’idée ( son idée) de faire dialoguer des grands-parents sur le temps qui passe et qui leur laisse quelques instants de répit avant que le Seigneur ne les rappelle à lui, de convoquer des souvenirs et des regrets enfouis et de partager le bonheur d’être arrivé à destination à deux.
Lalla Khadra et Ammi Mimoun formaient un couple que l’on aurait dit scellé par un ciment dont la formule aurait été aussi secrète que celle du fameux breuvage d’Atlanta. Dans un monde où les éclats de voix trouaient le silence, où les divorces devenaient la règle, ils avaient survécu et fait de leur mariage un « monstre à deux têtes » sacré et tutélaire. Si recette du bonheur il y avait, les ingrédients en étaient décence et modestie.
Ils vivaient dans une petite ville ordinaire de l’ouest du pays, dans la même petite masure qui avait vu naître Hadj Boudali, le vénérable père de Ammi Mimoun. Une petite extension qui avait eu raison des quelques économies, avait permis d’accueillir le fils aîné et sa jeune épouse, mais Lalla Khadra et Ammi Mimoum avaient insisté pour qu’ils soient autonomes et aient leur propre porte d’entrée.
Le vieux couple avait résisté à toutes les tempêtes et toutes les avanies comme s’il avait disposé des bonnes cartes maritimes pour caboter le long des rives de l’existence. Des deux, on aurait été bien en peine de désigner le capitaine de ce long cours, car il fonctionnait comme un duo qui s’était réparti les rôles. Les rouages huilés à la tendresse et la confiance ne firent jamais entendre un seul grincement.
A l’indépendance de leur pays, le jeune couple ne s’était pas précipité sur les belles demeures désertées par les européens. Leur religion leur interdisait de convoiter ce qui ne leur appartenait pas ou de s’emparer du bien d’autrui. Et puis, EL Djabha, force occulte mais réelle, mot magique mais terrifiant avait donné l’ordre d’attendre. Personne ne savait ce qu’il fallait attendre, ni qui. Godot aurait soufflé Samuel Beckett devant tant d’innocence.
Dans les faits, ils attendaient l’arrivée des nouveaux vainqueurs, des moudjahids de la vingt-cinquième heure, de l’armée des frontières, des Mouhadjidines et de tous ceux qui s’enivraient du bonheur de se retrouver en haut après avoir été si bas. Plus tard quelqu’un expliqua que c’était le lot des révolutions violentes de bouleverser l’ordre établi, comme de renverser une pyramide. Ce qui était en haut se retrouve en bas et inversement. En secouant très fort, tout se mélangeait sans se décanter pour alimenter la plus grande des confusions.
Les deux fils et les trois filles de Lalla Khadra et Ammi Mimoum leur avaient donné une descendance qui leur faisait parfois hésiter sur les noms des petits-enfants, plus nombreux qu’une volée de moineaux. Ils n’arrivaient pas à se familiariser avec tous ces prénoms nouveaux que l’on disait arriver du Golfe.
Ammi Mimoun s’était épuisé à joindre les deux bouts comme menuisier, porté par un orgueil qui l’empêchait d’accepter l’aide de quiconque.
Sa seule ambition se portait sur ses enfants et grâce soit rendue à Allah, ils avaient tous réussi et aucune fille n’était retournée vivre à la maison, répudiée. Demander la main d’une fille de Si Mimoum valait mieux qu’une assurance tous risques contre le divorce. Cette réputation avait attiré des gendres bien installés et qui avaient montré le sésame des familles honorables. La bonne réputation!
Ammi Mimoun s’était retiré après la prière d’el Asr pour courtiser Morphée quand la voix de son épouse le fit sursauter.
-Ya El Hadj! Te souviens-tu de nos vingt-ans?
– Parle plus doucement Ya mra. Les petits enfants qui jouent et leurs parent venus nous rendre visite vont t’entendre.
– Pourquoi donc? Ta photo sur le buffet de la salle à manger te montre jeune, beau à la moustache conquérante et toutes mes amies me jalousaient.
– Oui mra: Je te disais que je t’appartenais comme la sardine appartenait à l’huile et je te grondais devant ma mère, comme dans un exercice obligé pour montrer que j’étais Râab el Dar alors que dans ma bouche il n’aurait du y avoir que des louanges. Mes regrettés père et mère vivaient avec nous et tu te levais bien avant El fajr pour te transformer en fée du logis. Le délicieux arôme du café et le parfum entêtant du msemen nous propulsaient hors de la humble couche qui nous avait gratifiée d’ un repos bref mais récupérateur.
Je me souviens de l’orgueil à voir notre fils aîné obtenir son baccalauréat et devenir fonctionnaire, travailler dans un bureau rutilant et porter costume et cravate. Au retour, il s’improvisait écrivain public car tout le monde avait des lettres à faire parvenir aux enfants immigrés, aux administrations taiseuses, aux autorités de tout ordre. Jamais, il n’a reçu nul argent contre ce service. Contre ce devoir d’assister autrui, je devrai dire.
Lalla Khadra poussa un long soupir, le regard fixé sur le téléviseur éteint.
-Il aurait du se faire militaire Ya El Hadj. Dans ce pays, seul le Képi a de la valeur. Ils peuvent garer leur voiture sur les trottoirs et nul policier ne s’aventurera à verbaliser car la vue d’un Képi galonné lui fera tourner les talons. Ya El Hadj n’entends-tu pas que les accents qui parviennent des maisons des colons n’ont rien à voir avec la région?
Ammi El Hadj Mimoum s’entendit approuver à contre-coeur. Il lui en coûtait de l’admettre mais un fonctionnaire était un moins que rien et la semaine dernière, tenu au courant des difficultés financières du fils, il avait fait parvenir quelques centaines de dinars à son épouse en insistant pour qu’elle n’en soufflât mot à son fils. Ce manège entre lui et sa bru durait depuis des lustres.
Un baiser, aussi léger qu’un becquettement d’oiseau lui fit verser une larme.
– Dis moi que nous avons été heureux Ya El Hadja.
Lalla se surprit à rougir comme une adolescente, releva un drap blanc qui glissait sur le corps allongé et presque décharné de Mimoum et s’entendit dire ces mots étranges comme prononcés par quelqu’un d’autre:
-Ya El Hadj! Je ne t’ai jamais dit que tu ressemblais à Farid El Atrache. Je te trouvais même plus beau que lui. Et que tu ressemblais un peu à Gerrouabi, tu sais celui qui chante: El barah, el barah, kan fi 3oumri 3ichrine.
Hier j’avais vingt ans.
Bonjour El Hanif
J’ai projeté votre texte sur un écran de cinéma et je l’ai bien apprécie en noir et blanc.
Mes amitiés.
Cher Monsieur Hanif,
Votre texte est bouleversant de sensibilité qu’il soit le fruit d’un pillage ou d’une transposition d’images ou tout simplement d’une modeste création. Le récit est puisé dans la profondeur de notre terroir, il traduit les préoccupations d’un couple d’une Algérie que nous aimons. Pendant les années de braise, ils ont consacré toute leur énergie à leur Pays et à l’Indépendance. Ils ont continué à suivre du regard les bouleversements qui ont fait d’eux des Etrangers dans leur propre Patrie.
Bravo encore pour le texte qui est à lire et relire, son aspect nostalgique n’est là que pour souligner une fidélité à l’héritage de nos aïeux transmis dans sa pureté et non sans bravoure. C’est à la fois anthropologique parce que vous faîtes du couple une spécificité bien de chez nous, aspect humain dans sa spontanéité articulée et figurative dans son discours qui coule de ses veines et à la fois eschatologique parce qu’il sait que son sort se confond avec tous, qu’ils soient riches ou pauvres. La fin est la même et s’impose implacablement à tous les humains et bien plus.
Je n’ai pas pour habitude d’en rajouter, votre contribution le mérite pourtant.
Amicales considérations.
Merci Si Karim d’avoir noté que le poste de téléviseur était éteint.
Ce qui permet à la parole d’exister.
Bonne journée et je confirme pour Kahwat Farid, le smendj et le thé bouillant parfumé à la menthe. Deux brindilles pas plus pour ne pas dénaturer le goût.
Mon autre complice était Houcine Benkheira professeur des sciences islamiques à la Sorbonne.
Bonsoir,
Votre texte Mr AL- HANIF est une réalité ethnologique typiquement algérienne. Il établit une analogie à la colle avec ce Tableau de VIEUX COUPLE de Chemisi Khaled peint en 2006. Seul un Algérien Témoin de « Kahwat Farid » à M’dina Jdida est détenteur du secret qui permet d’assembler ces deux phénomènes par adhérence.
Cette « substance gluante » permet au lecteur peut être par abus de langage, d’utiliser le mot « CULTURE » en échange du « réservoir commun » (selon l’utilisation de Jérome Clément-La culture expliquée à ma fille, Paris, Plon, 2000).
Traditionnellement, la famille a toujours été le groupe social de base des Algériens. Elle avait certes « toujours résisté à toutes les tempêtes » !
Mais ! Aujourd’hui, C’est-à-dire après l’autre « révolution » qui est la télévision, l’importance de la « famille » s’est fait piler à coups de bâtons.
L’anthropologie socioculturelle devrait re-programmer la politique dichotomique du culturel et du social afin de se résoudre à sauver « ce qui reste » du pillage programmé !
Merci.
Alors, Sourire….quelle est la moralité de ce beau récit, à part la nostalgie des « vingt ans »……..???!!!
En tout cas, nos grands parents étaient peut être illettrés, simples, pauvres, naïfs, dur en apparence….mais ils étaient très poétique au fond, généreux, intègres, loyaux….et surtout très heureux malgré toutes les insuffisances…..!!!
Ils aimaient leurs enfants, leurs terres, leur patrie….., ils tenaient à leur religion, langue, à leurs traditions, principes, valeurs………..malgré la colonisation barbare………….En tout cas, ils étaient assez intelligents pour comprendre » que les accents qui parviennent des maisons des colons n’ont rien à voir avec la région….. »
Et nous maintenant qu’est ce qu’on n’a pas….????
« Jibhouli Fahem Wa Lahla 9ra »………car il y a une différence de taille entre les deux cas….!!!!
« Jibhouli Fahem Wa Lahla 9ra»… C’est ce que disait en effet nos parents et grands parents. Une façon bien à eux (analphabètes pour la plupart) de nous dire : «Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine». Merci Le cygne de nous rappeler ces «perles» de temps en temps !
très beau recit de notre grand frere Elhanif que je salue fortement;recit très court qu’on demande chaque fois!
Slm alykm mon ami El -Hanif,
Merci pour ce superbe rècit et à la bel pensée de nos vingt ans hélas elles sont loin derrière nous .
Sauf que pour ma part mes vingt printemps c’est juste avant les événement de Mai 68,et je revois en lisant cet article mon enfance et mon adolescence passée au bled et je me revois avec une fierté comme Si El-Hadj qui parle de ses enfants et de leur diplôme et quand sa femme voit son fils avec un Képi .
Crois-moi j’ai approuvé la même fierté au sujet de mon fils aîné sous l’uniforme et de son diplôme d’OPJ sauf que lui ne monopolisait pas les trottoirs .
Et fait moi confiance Farid et attrach je l’écoute de temps en temps ,quand à El-Hadj El-hachmi Guerrouabi je l’écoute pour sa belle chanson qui mes rappelle mes vingt-ans (البره و ان في عزبتي فرح ).
El Barak wa Ana fi 3ouzoubti farah.
Kanat l’mwal tetsarah.
Amitié cordiale……..Adil